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Au Caribbean
Il demeure que pour pouvoir manger ses noix de cajoux et avoir du jus à la maison, le Grand Chef doit, de temps à autre, aller au market. Le Grand Chef habite à deux pas du Twins. Le Twins est un market sympathique, avec des caissières souriantes, toujours ravies de voir le Grand Chef et qui lui font de grands bonjours. Le Twins est la propriété d’une famille syrienne dont l’accent créole est tout bonnement incompréhensible. Il y a 7 rangs dans ce market d’environ 15 à 20 m de long chacun. Le frais et les jus, le sucre et le café, le liquide vaisselle, les pâtes, le rhum, le PQ puis le shampoing. Le Monde diplomatique parfois, et bien sûr donc, les noix de cajoux. Il y a aussi le stand de la gentille dame qui vend les cartes de téléphone. Derrière les caissières conviviales, il y a un stand surélevé où on peut acheter des piles et des lames de rasoir. Les deux fistons dans la vingtaine proche orientale s’y succèdent comme dans la tourelle d’Alamut. Le Twins n’a pas perdu ses vitrines à la faveur des « émeutes de la faim », puisqu’elles sont solidement grillagées. Deux gardes armés dilatent leurs pupilles dans la contemplation de la circulation ininterrompue sur Turgeau. Quand le Grand Chef sort du Twins, en saluant les dits gardes, il est toujours un temps soit peu découragé. Il n’a rien à manger pour le soir même. Le Twins est bien plus qu’une épicerie, mais il n’a aucun talent pour suggérer l’inspiration culinaire. Alors quand on propose au Grand Chef d’aller au Caribbean, sur Delmas, il se met spontanément à sautiller. Il prend sa carte de crédit, son sourire jovial et monte dans la voiture. Le Caribbean est un énôôôrme supermarché. A l’échelle haïtienne. Le temps de fondre dans l’auto et voilà le Grand Chef sur le parking du super supermarché. Première envie : prendre un chariot et faire trois fois le tour du parking en mode trottinette. Mais le regard des casques bleus décourage vite de jouer. Un temps le Grand Chef croit qu’ils sont là pour assurer sa sécurité, mais pas du tout. Ils sont venus faire leur course. Et pendant que trois d’entre eux entassent les packs de bières à l’intérieur, les autres grillent à l’arrière du pick up. Rappelé par les impératifs consuméristes, le Grand Chef pénètre en territoire sociologique. Car le Caribbean concentre tous ceux qui ont des cartes bleues dans la capitale. Les casques bleus. Des Sri Lankais avec des yeux perdus dans le rayon frais, incompétents devant les outils de cuisine alors qu’un tigre passe discrètement entre leurs jambes. La police chinoise qui achète des baguettes, dans leurs pas la marche silencieuse des prêtres de Lhassa. Les Brésiliens avec des gilets pare balles testés dans les favellas. Les cadres des organisations internationales caressent les tubes de dentifrice pour avoir les dents plus blanches. Les directeurs d’ONG serrent visqueusement la main du personnel des ambassades devant les détergents. Des liasses de dollars, durement acquis dans les négociations du dernier plan d’ajustement structurel, se transforment en provisions pour les festivités du samedi soir. La bourgeoisie comme la diaspora devant les cornichons américains. Les sautoirs déchirent les décolletés pendant que les bouches chantent des nouvelles des enfants. Ça sent l’hypocrisie fraîche et la crevette surgelée. Le Grand Chef au milieu de tout ça a les yeux d’un enfant naïf devant l’arbre de Noël. A la tour de Babel humaine répondent les rayons, emplis de pistou, de matériel à sushi, de fromage franco-français, de sauce aigre-douce, d’épices sans créolitude, de café italien (alors que le pays fait l’un des meilleurs cafés du monde), 6 sortes de cream cheese, de l’houmous et des galettes Saint-Michel. La mondialisation dans un mouchoir de poche. Il n’y a que l’Afrique qui paraisse lointaine. Tout le monde mâtine sa langue maternelle d’anglais international. Tout le monde renchérit de politesse polaire. Même les caissières sont snobs. Le Caribbean est un coupe faim. Et à la fin devant l’ampleur de la note, le Grand Chef se dit toujours qu’il va une nouvelle fois être obligé d’augmenter les impôts de ses administrés. |
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Bagne
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