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Le Grand Chef au Môle Saint Nicolas
La piste de l’aéroport est une rue sur laquelle s’éventrent les salons des maisons, jouent les enfants, s’entraînent les jeunes cyclistes, se promènent les chèvres et les vendeurs en tout genre. Au milieu de la ville poussière, nous nous réfugiâmes à « Bambou Kitchen » chez une vieille dame de roman sucrée qui parlait français avec délectation. Nous commandâmes tassots, poules, jus de cerises-carottes et mîmes le plus jeune d’entre nous devant Angleterre-Algérie. A mesure que la poussière recouvrait nos bagages, nous prîmes notre partie de commander quelques bières et nous apprîmes de notre hôte que les prix avaient augmenté suite au tremblement de terre du mois d’octobre. Chacun hocha la tête en signe de reconnaissance du droit aux catastrophes naturelles de migrer d’année. On vint finalement nous cueillir en grand Land Cruiser, mais nous n’étions plus que des statues de terre, de dioxyde de carbone et de mouches. Il fallut beaucoup nous secouer avant de nous installer sur les sièges. Pour parfaire le nettoyage, on nous passa dans la rivière qui est au bout de la piste d’atterrissage, jusqu’aux fenêtres. Le Grand Chef commenta l’absence de gué par un rappel historique : il y a peu, il fallait traverser dans des frigidaires. Et l’auto s’élança sur la piste entre les agaves, les aloe vera, les candélabres, les raquettes, les figuiers de barbarie sans figue et un monde de petites maisons paysannes sèches. La nuit tomba. Alors les succulentes firent des bouquets de fleurs blanches en s’inspirant de la franche clarté lunaire. Devant le découpage des collines pelées et dans le murmure de l’assemblée des étoiles, toute la troupe se prit de méditation, observant la grandiose scène géologique derrière les vitres crasseuses. Moustique, Cabaret, Jean Rabel, Mare Rouge où il fait froid. Naïfs hébétés, secoués par plusieurs heures d’une route aléatoire, nous débarquâmes sur la plage du Môle Saint Nicolas, à l’extrémité ouest de la péninsule, à quelques ricochets de Cuba. La nuit gardait sous son manteau le tableau exécuté par le génie des lieux. Aide de camp, Blanchette, puîné et autres personnages de ma mythologie et de ma vie quotidienne s’accoudèrent au bar sous la choucoune [2]. On passa commande de lambis et de homard à la crème en allumant nos yeux de la gaîté propre aux amis réunis autour d’une bonne table. A la fin on sortit même du munster au Gewurtz et du saucisson par souci de snobisme. Emplis d’amour pour nos prochains et de quelques verres, nous mîmes dehors nos bikinis et autres shorts de bain pour partir à la conquête de l’eau quiète. En brassant doucement la surface de la baie de nos mains déshabillées du poids du voyage, s’allumèrent des milliers de lucioles d’eau dont je donnerai le véritable nom dans la phrase suivante car il est peu romantique et il faut savoir tenir son style. Les koukouy [3] poursuivaient nos extrémités à mesure que nous riions tant et plus. Repus de bien être, nous filâmes sous les tentes, enveloppés dans une légère couche de sel. Au matin, le Grand Chef se précipita dans l’eau transparente en observant son ombre sur le fond. De toute part il était cerné par la baie, presqu’île sur ma droite, mont prolongé en fort brise lame sur ma gauche. Au centre une épave qui rouille philosophiquement et moi faisant la planche. A huit heures, on déclencha la houle pour animer le tableau. Nous enfilâmes des crêpes au chocolat et à la mangue en comptant les plongeurs qui partaient à la chasse à la langouste. Le temps s’étira sur le rivage en belotes, plongées, siestes et ribambelles de blagues sous l’œil un peu rouge du tenancier aux réserves inextinguibles de discours sur les bourgeois, surtout après plusieurs bières, et de contes sur la façon dont son employé aux muscles de forçat avait détruit le commissariat de la ville et fracassé quelques crânes des années plus tôt, pour une raison qui nous a échappé. Le konpa [4] tournait au même rythme que les commentaires footballistiques et les levers de coudes de la clientèle. A cinq heures il devenait évident qu’il fallait exécuter une promenade. L’indéfectible aide de camp marcha à mes côtés en commentant les ânes surmontés d’enfants et l’arrosage excessif du champ de cocotiers et pois face au cimetière, qui fait lui-même face à la mer. Le luxe de l’éternité. Au petit port trois bateaux flottaient, sur la côte on constata les ruines d’un ancien fort, habité de maisons hirsutes et bordé de sa poudrière aux toits pentus. Ainsi passent les heures au Môle Saint Nicolas. Le site ne s’intéresse pas aux grands événements. Il a déjà réglé ses comptes avec l’Histoire lorsque Christophe Colomb prit d’assaut sa plage, première des Amériques. Le dimanche soir refusa de ressembler à tous les autres. Le Môle appela à l’aide tous les nuages et les orages. Il faisait jour en pleine nuit. Un jour rose électrique qui oscille la vue. Notre tavernier entra mystiquement dans la mer jusqu’aux genoux pour saluer le moment et tous les dieux du monde, enfin c’est ce que j’ai cru. Sur la route du retour, dans le grand Land Cruiser, nous rendîmes grâce à la joie et l’amitié en rythmant les chaos de nos chants « je suis saoûl saoûl saoûl.... Sous ton balcon ! Je suis rond, rond, rond... rongé de remords ! » et autres « nous irons tous tous tous, à Tore Molinos » [5] dans le silence faste du paysage désertique. Nous croisâmes une ambulance qui nous redonna foi en l’organisation du système de santé national. Arrivés à Jean Rabel, nous prîmes position pour la nuit sur le toit d’une kay [6] amie. Je comptai quatre étoiles filantes avant de m’endormir, garanties d’un avenir chéfial radieux. Au petit jour nous désignâmes les conducteurs de moto qui nous conduiraient dans les ornières pierreuses jusqu’à Port de Paix. Je fis grande discussion sur la culture de la banane plantain avec mon cocher tout en prêtant l’oreille aux médisances des deux chauffeurs plus âgés à propos la conduite rocambolesque des deux plus jeunes qui soulevaient un rideau de terre rouge à l’avant du cortège. Rideau qui vint maquiller tous les traits de nos visages, au fond des fossettes, des boucles rousses et des barbes, une poudre orangée.
A l’aéroport (si je puis dire), nous apprîmes les deux heures de retard de notre coucou. Un policier dormait sur un transat. A l’heure d’Espagne - Honduras, un autre argousin s’assit dans un fauteuil roulant pour être au premier rang de l’écran de trois pouces carrés. On s’enquit dix fois de nos nationalités et de la distance à parcourir entre la France et la Belgique. Le plus jeune tenta une sieste mais fut réveillé par un habitué de la salle d’attente ouverte à tous les vents qui voulait à toute force tenir avec lui une conversation oiseuse. Pendant ce temps, un Amish recherchait un voyageur en partance pour les Etats-Unis auquel remettre une sans doute précieuse lettre et un unijambiste cirait des souliers sur une petite boîte en bois. Après un contrôle des bagages plus que laxiste quand on connaît la quantité de cocaïne qui transite dans le Far West, nous nous envolâmes pour Port-au-Prince, dans un état de félicité extatique qui dessine jusqu’à présent encore des sourires béats sur nos lèvres citadines.
[1] Surnom donné à la péninsule nord-ouest d’Haïti [2] paillotte [3] Coucouilles si vous prononcez mal votre créole. Flagelles marines si vous êtes plus scientifiques. [4] musique haïtienne qui fait mal à la tête si on en écoute trop [5] Chant belge des congés payés en Espagne [6] maison
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Bagne
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