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Départs
Attention, article long et pas rigolo
Par Le Grand Chef , le jeudi 19 juin 2008.

Tout a commencé le jour où ma voisine de bureau n’est jamais revenue de vacances. On m’a dit qu’elle se faisait opérer aux Etats-Unis. J’ai cru que c’était l’affaire d’une semaine ou deux. En réalité, c’était l’affaire d’une vie entière. Elle n’est jamais revenue. Elle a émigré.

J’ai commencé à ouvrir les yeux et tendre les oreilles. Je n’ai pas eu besoin d’attendre longtemps pour voir quelqu’un d’autre partir. Un blanc cette fois. Que je ne connaissais pas depuis longtemps. Pas le temps. Tous les blancs finissent par partir. Tous les blancs ont des contrats à durée limitée. Diplomates, logisticiens, directeurs administratifs et financiers, médecins, chefs de projets, volontaires, militaires, leurs femmes, et leurs enfants. Les individus partent, mais les institutions demeurent. Les missions de l’ONU n’ont aucune échéance, les têtes sont remplacées sous les casques bleus et les camps restent à leur place. Les bureaux du PNUD, de l’UNICEF et de l’OMS aussi. La litanie des nations désunies. Parfois MSF fait semblant de partir, mais nous sommes en terre d’urgence. Ils trouvent toujours un feu à éteindre. Les blancs sont aussi ancrés dans le paysage que les mornes.

J’ai fait trois fêtes de départ en un mois. Je me demande bien pourquoi on s’acharne à fêter les départs des gens. Musique, bière, crabe en sauce et riz pois à point. Il n’y a rien de plus triste. Il n’y a bien que les blancs pour avoir des idées pareilles. Les Haïtiens qui partent le font en silence, dans la file du cortège qui suit les corbillards. Ils mettent les chaussons qu’on donne dans les avions et s’éclipsent sur la pointe des pieds. Aucun craquement de plancher. Seul le sablier entend tous leurs remords. Ses longues branches comme des bras d’outre tombe caressent les cheveux pour atteindre les âmes et leur volent tous ce qu’elles savent de leur passé. Dit la croyance populaire. Les sabliers retiennent le temps ancien et laissent s’enfuir les corps. Les troncs se hérissent de pics.

(JPEG)

Moi-même, je partirai un jour. Car le Grand Chef aime à changer d’endroit. A chaque au revoir je vois mon futur défiler. Toute la déchirure de quitter sa famille adoptive, de se sevrer une seconde fois. De laisser ses amis. Avec un peu de chance, la quasi-totalité de mon entourage sera partie avant moi. Et les flamboyants continueront à changer de saison.

Un autre voisin de bureau est venu me faire ses adieux avant de prendre l’avion pour le Canada, avec femme et petite fille. Il a vidé des montagnes de culpabilité dans des discussions interminables avec le Grand Chef. Incapable de se convaincre avec ses propres arguments. D’admettre que sa fille deviendra québécoise. Puis ce fut le tour du 1er bureau à droite. Un départ programmé et douloureux. Où la folie s’empare de l’esprit vagabond, laissé à lui-même, aux yeux qui chaque jour doivent contempler ce qu’ils ne verront jamais plus.

Un peu plus tard, mon amant m’a avoué qu’il quittait le pays dans 5 mois.

J’ai commencé à m’indigner, à brasser du vent avec mes bras et faire des regards courroucés. Le Grand Chef hait les départs. J’ai cherché des coupables, et je n’en ai pas trouvé. On m’a expliqué que c’était une tradition locale, que depuis des décennies, tout le monde quitte le pays. Les personnes formées et compétentes sont les premières à prendre la poudre d’escampette. Et comment obtenir un poste à responsabilité sans diplôme étranger ? Sous la dictature, il y avait une liste de noms à l’aéroport pour interdire la fuite des cerveaux. Néanmoins, beaucoup furent exilés et obligés de s’enfuir. Pour revenir en Haïti à l’époque de la dictature, il fallait un visa. Bienvenue dans votre pays étranger. Les paysans partirent aussi. Il fallait manger autre chose que le plomb des balles. Les côtes floridiennes les ont refoulés, mais les marées sont des phénomènes quotidiens.

J’ai fait remettre à jour la liste de l’aéroport Toussaint Louverture, pour le cas où.

L’hémorragie a continué. Et se poursuit inexorablement. On part à 5 mois pour se faire adopter, à 6 ans dans les bras de ses parents, à 18 ans pour ses études, à 25 ans pour trouver un travail, à 35 ans parce qu’on n’en peut plus de lutter, à 60 ans égrener les ans auprès de ses petits enfants. Beaucoup connaissent plus de personnes qui sont parties que de personnes qui sont restées. Comme à la fin d’une vie, on connaît plus de morts que de vivants. On peut être seul dans son propre pays. Il arrive que l’on revienne du royaume des morts, et la résurrection est lente et difficile. Un morceau de soi même est resté ailleurs.

Ceux qui partent n’ont de cesse d’idéaliser l’île. Sa langue, sa culture, son hiver enchanté, sa liberté chérie gagnée de haute lutte par un peuple asservi et fouetté contre un colonisateur impérial et bouffon, les mangues qui tombent sur les toits la nuit en faisant bong. Bong sur les toits en tôle. Et tout l’espoir qu’on peut mettre dans ses rêves lorsqu’on est bien loin des black out, des coupures d’eau, des kidnappings, de l’aide internationale et de la corruption. Le bruit des mangues mûres qui tombent dans l’obscurité, mais pas celui des coups de feu. Puis qui sèchent au soleil dans la journée et que personne ne vient déloger, un tapis de chutes de mangues au dessus de nos têtes. Martèlent l’hymne des fruits de la terre, tambour du sommeil des nuits de la nation.

S’ils sont encore jeunes, ils disent qu’ils vont revenir. Personne ne part en haïssant Haïti, c’est Haïti qu’on accuse de haïr ses enfants. De les forcer à l’exil, parce qu’elles ne leur donnent que les moyens de survivre, jamais de vivre. Cruauté d’Erzulie Dantor. [1] Avant les départs, elle s’empare des âmes errantes et les rend folles, personne ne le dit, mais je le vois. Car quitter Haïti c’est comme abandonner un enfant malade en emportant avec soi ses médicaments. Votre pays a besoin de vous ? Qu’il crève ! Désertions par millier. Le pays est déjà mort. Oui mais je l’aime ! L’amour n’a rien à faire là dedans. La sensiblerie aggrave votre cas.

Tant d’idoles vivent à l’étranger. Les musiciens des peaux de chèvres, les chanteurs enfermés dans la radio, les écrivains des éditeurs curieux, les saxophonistes cuivrés, les veuves éplorées, l’ancien dictateur et le populiste dégueulasse, l’un des ex futurs premiers ministres vivait à New York, il y est certainement déjà retourné. Le parlement national serait empli de résidents américains. La double nationalité est interdite mais la réalité est anticonstitutionnelle. Et la foule d’anonymes. Prenez cinq natif natals [2], il y a derrière eux toujours un fantôme de la diaspora. Ils prennent l’avion chaque trois mois. Admirent à 10 000 mètres de hauteur la déforestation. 1600 personnes par jour. Ils parlent américain jusqu’à toucher le sol de Port-au-Prince, alors ils se regardent chaleureusement, se portent leurs valises, et pépient en créole. Il y a un petit comité d’accueil de Western Union dans le hall qui joue sur des guitares le chant de l’arrivée des devises. Miami, New York, Montréal. Refuges. Et toute la solidarité est tournée vers Haïti, lot bor, il n’y a que des luttes individuelles.

Parmi ceux qui restent combien d’yeux tournés vers ailleurs. Ils regardent la mer. Ils hallucinent derrière l’horizon les cotes de l’autre bord où demeurent leurs familles. Leurs amis d’enfance et tous ceux qui auraient pu faire le pays. Leurs femmes et leurs enfants parfois. Ils entendent au téléphone les voix esseulées, ils attendent l’argent qui perfuse cette terre. Ils accueillent pour les vacances et ils consolent. Ils rassurent lorsqu’il y a des émeutes. Ils disent tout va bien quand tout va plus mal encore que quelques mois plus tôt. Ils mentent. Ils trompent. Acculés dans le cul de sac de leur terre natale. Séparés pendant des décennies entières de ce qui fait la patrie. Ils méprisent souverainement les diasporas, sauf les leurs. Après plusieurs années, ils ne connaissent plus ni leurs frères ni leurs sœurs. Le bruit sourd et le mal aigu du cordon qui se déchire.

Peut-être que les compagnies aériennes ont des actions dans le sous-développement ?

Elles débarquent mensuellement les déportés. Ceux qui ont commis trop de fautes par delà les eaux des mangroves et les barrières de corail, dans les pays où la justice imagine qu’un récidiviste ne peut connaître aucune rédemption ailleurs que dans un chez lui qui ne fut jamais sien. Les déportés mendient en anglais dans les rues de la ville.

Haïti tient dans un mouchoir de poche l’histoire humaine des grandes migrations, des Caraïbes des origines, des grands empires coloniaux, de l’esclavage, des régimes autoritaires, des économies dévastées du sud au service du nord. Des nouveaux esclaves en République dominicaine dans les grandes exploitations sucrières et les hôtels pour reposer les touristes du labeur salarial. Va et vient incessant. Des centaines de kilomètres de rivage qui invitent au départ vers l’horizon azur. Haïti n’est pas au bout du monde, mais au centre du Grand hub.

Une immense salle des pas perdus où chacun souffre le jugement de sa propre conscience.

Moi je ne veux pas qu’on se quitte.


Notes :

[1] Dans le vaudou, Erzulie Dantor est la déesse mère, à la fois protectrice et compétente en méchanceté.

[2] Expression qui désigne un « haïtien pure souche »


Bagne