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On a un problème avec les Blancs ?

Par Le Grand Chef , le lundi 18 octobre 2010.

Le Grand Chef vit en République noire. La première. Or le Grand Chef est « Blanc ». Sèmes en violence expulsés de la matrice ignominieuse opposant les prétendues races, nous autres étrangers sommes des Blancs. Car ce qui pourrait passer pour un banal détail biologique, un peu comme le fait que les orteils du Grand Chef soient plus longs et plus fins que ceux de l’aide de camp, est d’importance, comme tu le sais lecteur. A chargé l’histoire de ses plus terribles pages et continue à les lester toujours.

Je prends le mot et son poids avec la légèreté que lui souffle la décomplexée République haïtienne.

Par un phénomène d’évolution multifactorielle dont je vous épargnerai les raisons qui mériteraient plusieurs thèses, et on n’est pas à l’université, le récent tremblement de terre qui a causé grand émoi a également entraîné une multiplication des blancs dans le pays. De là à dire qu’il y en a trop, il y a un pas que certains n’hésitent pas à franchir. Le Grand Chef pense en lui-même qu’il n’y a aucune raison de craindre l’excès d’altérités. Qu’elles se confrontent, s’enlacent et se brodent.

Pour quatre yeux moqueurs comme ceux du Grand chef et de son aide de camp, à défaut de procurer pleine satisfaction, cette immigration est une évidente source de moqueries et radotage. En particulier lorsque nous croisons sur nos routes un pick up chargé d’étrangers fraîchement arrivés au Port, à l’arrière. Ici c’est l’arrière qui est important. Le vent dans les cheveux roux tirant sur le blond, faisant fi des coups de soleil qu’ils auront à soigner le soir, un sourire plus large que celui de ta mère à l’annonce de ton mariage, tressautant à chaque chaos en trouvant cela romantique. S’ils sont sains d’esprit, dans les trois jours ils regagnent la cabine.

Nous Blancs arrivons le plus souvent le cerveau chargé de questions, remarquable preuve de nos esprits curieux. De préférence sur les choses les plus impossibles à expliquer. Nous chérissons par-dessus tout les rappels historiques. Alors, bravement, sans connaître la moitié du quart, nous autres qui sommes là depuis déjà de longs mois, nous nous collons au mime. On assoit le public dans un grand canapé et on se lance sur scène : vilenie Duvalier, meurtres, boat people, paf, époustouflant bazar post-dictature, crac, tressautement grâce à la création de la constitution, zou, nouveau coup d’Etat, plouf, élection en forme d’élan démocratique, coup d’Etat, brrrrrr, Nations Unies, retour d’Aristide, Clinton, Préval, élections chauve souris, Aristide, chute, chut, plongée dans la nuit, conseil des sages, transition - sans qu’on sache ce qui transitait, pif paf boum, Nations Unies, Préval back, euh et puis là, euh, tremblement de terre. Tchakatchak goudougoudou. Après cette époustouflante démonstration de l’explosion chronologique de l’espoir, le regard du nouvel arrivant est le plus souvent atterré. Alors que nous sommes, de notre côté, plutôt heureux de notre capacité de synthèse, une perle de sueur au front. Sans parler de notre virtuosité dans l’art de reproduire l’aplatissement des manifestants de 2003.

De ces renseignements pourtant limpides, le frais débarqué de son pays structuré ne tire généralement aucune leçon. On le retrouve le lendemain en réunion à protester vertement contre l’incurie de l’Etat. C’est tout de même fou, on cherche à l’entraver. En six mois de contrat, il n’aura donc eu le temps de rien faire ! Lui qui venait changer la face de l’aide humanitaire et apporter sa pierre au grand édifice des objectifs du millénaire ! Tant pis, il fera sa chose à lui quand même, et on verra bien qui aura raison ! Son p’tit shelter [1], sa p’tite latrine, son match de foot, et avec la communauté s’il vous plaît. Rien ne passera sans une participation active des premiers concernés, agir sans la base, ça jamais ! A ce moment précis, quand de frais, le nouveau est passé à rougeot cramoisi, on peut encore le sauver. Il faut lui sauter dessus, le secouer très très fort, lui donner un coup de rhum et l’assommer. A son réveil, il peut se fondre dans l’immobilisme chaotique sans protester et commencer à creuser, lentement, un sillon pas trop encombrant et pas totalement inutile.

Les dangers qui menacent nos compères sont nombreux et rarement évalués lors de la signature du contrat par les principaux intéressés. Nous nous contentons le plus souvent, nous les vieux, de les constater avec ironie sans prêter main forte. Sauf si c’est toi, ô lecteur, qui nous fait une lettre recommandée pour le malheureux. Le nouveau blanc n’a pas le droit de conduire, de marcher dans la rue, de sortir le soir sans au moins un à cinq camarades, à ajuster en fonction du lieu où il se rend, de rentrer après minuit, de quitter un lieu sans en informer son « responsable sécu » par talkie-walkie, d’aller dans un restaurant ou un bar qui n’est pas inscrit sur sa liste, et il doit habiter avec tous ses compagnons de galère dans une même maison sécurisée. S’il n’a pas de chance, il reçoit sur son téléphone tous les faits divers ignobles qui se passent dans la ville et dont il doit être informé à la minute. Le jour il travaille comme un fou. Le Grand Chef ne comprend pas comment on peut travailler comme un fou dans une ville sans électricité, avec des heures d’embouteillages, et des rendez-vous qui s’annulent plus vite que ne changent les taux de la bourse.

Ces "précautions" diligemment prises par le « siège » pour la « sécurité » depuis l’autre bout du monde, ont pour effet de faire faire à ces braves enfants (car l’âge dépasse rarement la troisième décennie) des crises de nerfs, d’épuisement, et il faut les évacuer par le premier avion. Ils n’auront eu le temps ni d’apprendre le créole, de goûter la soupe giraumou, de savoir compter en dollar haïtien, ou d’avoir vu le marché en fer en reconstruction dans le centre ville. A leur décharge, ils connaissent tous les camps.

Nous autres à la peau plus tannée nous ne comprenons pas ni ne souhaitons qu’on nous explique l’abyssale béance de sens. Puisque les enjeux nous dépassent sûrement, nous dénombrons la succession de trois personnes au même poste en six mois avec compassion et serrons les nouvelles mains avec un entrain magnifiquement joué.

Quelques sites plagistes bien précis sont désormais aux mains de douzaines de voiture portant un autocollant siglé, avec parfois, pour nous faire plaisir, un nom de charité désordonnée comme Tear Fund, Merlin, Misereor, Food for the hungry... L’aide de camp les note sur des petits papiers qu’il mélange pour en sortir des poèmes aléatoires. A noter que la qualité du travail peut-être inversement proportionnelle au ridicule du nom, créant une nouvelle confusion dans nos esprits salement enroués. Quelques bars dansants ont vu leur clientèle de couples amoureux remplacée par des bandes mieux imbues de techtonique que des contrepoints fleuris du compas [2]. En zone sismique ça se défend.

Ils sont des milliers.

La partie émergée de l’iceberg dans l’implacable délire Haïti post catastrophe.


Notes :

[1] Abri provisoire pour « reloger » les personnes ayant perdu leur maison durant le tremblement de terre.

[2] Musique haïtienne


Bagne