Où kon est ? > La Luciocratie expliquée à mes neveux-nièce |
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Aviation
Dans la partie supérieure du cockpit, une petite fille de six ans à peine est montée et tente, par la fenêtre, de faire voler un petit cerf-volant. Un sac plastique bleu attaché à un fil. Elle a des petites tresses très fines qui lui font le visage rieur. C’est la saison des cerfs-volants, à cause d’un vent pascal annuel, que certains disent venir d’Afrique, et qui permet de mieux les faire planer. Les toits de la ville sont couverts d’enfants qui traquent le cerf-volant du voisin. On peut greffer des lames de rasoir sur la ligne de retenue pour abattre les autres cerfs-volants. Là où nous sommes, il n’y a pas de toit assez solide pour y monter, mais des carcasses militaires. La fillette est un peu intimidée, d’autant que mes deux comparses se sont mis, avec son autorisation, à la photographier. Elle a accepté uniquement parce qu’elle les a vus discuter avec le boulanger. Le boulanger habite juste en face de l’hélico. Il fabrique des pâtés. De la pâte feuilletée enrobant une farce de hareng. Il a le visage amaigri tandis que sa femme a la bouille ronde et sourit beaucoup. Le lit du boulanger à sa tête, des photos pornos de femmes blanches. Je n’ai pas vu le lit. Je ne suis pas rentrée dans la maisonnette de tôle ondulée. Mais je l’ai vu sur une photo que l’un de mes comparses a ramenée pour lui, une photo faite un jour où il était malade et gisait couché. Le sac plastique vole mal en dépit de l’habileté de l’enfant. L’hélicoptère porte deux petits mâts quasi invisibles sur sa queue et sur son rotor. Des poteaux électriques de fortune. Ils relient le monument de guerre à deux autres aéronefs, dans son alignement exact, qui portent eux aussi des fils électriques. Puis des ruines d’avion qui portent aussi des poteaux. A perte de vue, des fils minuscules, des planches de bois qui émergent, des piratages alimentés on ne sait comment. Pour la lumière, la nuit, à l’intérieur du camp. Il n’y a que de rares candélabres à panneaux solaires aux points stratégiques que sont les citernes d’eau. Je soupçonne ce tissage électrique qui strie le ciel d’être une machine à électrocuter, en toute méconnaissance, les innocents. Le camp d’aviation est l’un des innombrables camps de Port-au-Prince. Un camp à part entière, avec son nom, ses quartiers, ses chefs, ses comités, ses ONG. Un camp reconnu, officiel, cartographié, recensé et crevant, bien sûr, de pauvreté. Tous ses soixante mille habitants, ou presque, viennent des environs, de la très proche Cité Soleil, soupçonnée toujours d’abriter les pires gangs. Ils ont emménagé après le séisme sur ce terrain vague immense qui longe une avenue vide, à quelques jets de pierre de l’aéroport. Un mât arrogant, censé porter le drapeau de la nation haïtienne, axe l’avenue principale. Il n’y a pas de drapeau. Une coquetterie nationaliste de l’époque d’Aristide, lorsqu’on fêtait les deux cents ans de l’indépendance haïtienne en 2004. Face à l’entrée secondaire du camp, il y a le service de la circulation où on vient déposer les voitures en contravention. Car il y a une fourrière à Port-au-Prince, contrairement à ce que pourraient laisser croire les parkings anarchiques qui braquent les rues. A droite de l’entrée secondaire du camp, il y a un immeuble de quatre étages dont la construction s’est arrêtée. Pour l’éternité, croirait-on. Un bloc de béton gris. Il s’agissait des futurs bureaux de l’inspection générale de la police nationale. On a délimité sa parcelle avec des tôles pour la séparer du camp. Mais on a pris soin de laisser, dans cette clôture, un petit trou pour laisser passer une aile d’avion. On n’allait tout de même pas couper ce bout d’aile pour une bête barrière temporaire. Si on descend un peu plus loin la rue, on tombe dans l’eau. L’eau bleue de la baie de Port-au-Prince où flottent les eaux sales de toute la capitale. Les hélicoptères et les avions plaqués au sol, au bout de la piste qui constitue le camp, dateraient des Léopards. Un corps d’élite militaire de la dictature duvaliériste, de l’époque Duvalier fils, Jean-Claude, Baby Doc. Exilé en France sous la contrainte populaire et la pression internationale en 1986. Celui qui est revenu au pays le 16 janvier dernier, par surprise, après ses vingt-cinq ans d’exil. Sans doute pour tenter de récupérer une partie du trésor amassé lorsqu’il était tout jeune président à vie, argent arraché à la charogne moisissante d’un pays dont lui et son entourage avaient hypothéqué l’avenir. On peut le croiser dans les restaurants de Pétion Ville le soir, bien qu’il soit réputé presque mourant - se murmurent ses ennemis. Pas assez mort pour arrêter de se bâfrer. Ou bien ils dateraient de la dernière terrifiante période de l’armée haïtienne. Les trois années du coup d’Etat, entre 1991 et 1994. Les années noires de la terreur militaire, sous embargo. Où les FRAPH (Forces révolutionnaires pour l’avancement et le progrès d’Haïti) paramilitaires renchérissaient de violence, de viols et d’assassinats contre la population. Liés à la CIA. Héritiers des Tontons macoutes, et anciens Tontons macoutes souvent, des trente ans de dictature. Après son retour d’exil qui marque la fin du coup d’Etat, Aristide, président élu de 1990, dissout l’armée en lui laissant ses armes. On inaugure la police haïtienne. On abandonne les hélicoptères et les avions. Peut-être les a-t-on entretenus un temps pour la protection civile. Je ne sais pas. Il n’y a pas grand monde qui sache. Surtout pas les habitants du camp, qui se fichent pas mal du décor. Le nouveau président haïtien élu de 2011 souhaite reconstituer l’armée. Le pays n’a pas été en guerre depuis le XIXe siècle et n’est menacé par aucun de ses voisins. Seule la guerre des Haïtiens contre eux-mêmes fait rage. Ceci pourrait être un débouché pour cette nouvelle armée si jamais on la crée. Les nouveaux militaires ne pourront pas récupérer le matériel du camp aviation. Il est inutilisable et désormais fondu dans l’intérieur des tentes et des cahutes. Les trois hélicoptères donnent dans la rue principale du camp, assez large pour le passage d’une voiture. Etant entendu qu’il n’y a pas de trottoir et qu’il s’agit en réalité d’un chemin, de terre et d’eaux noires. Sur cette rue un vendeur de mangues qui pointent vertes vers le ciel. Une échoppe à la vitrine ouverte. Cigarettes, bonbons, gâteaux, allumettes, boîtes de lait concentré. Trois tomates. Petits paquets d’ail. Au bout, il y a un petit centre de santé entre quatre parois de contreplaqué et un petit centre pour les enfants, entre quatre parois de contreplaqué. La rue s’élargit à cet endroit. On trouve aussi un barber shop avec un large miroir horizontal piqué, une patine d’oxydation comme dans un vieux bar. Cinq jeunes fument une cigarette à l’intérieur. L’image spéculaire capte leurs nuques. Je me demande si un seul d’entre eux est vraiment capable de tailler une barbe. On s’enfile dans les corridors entre les tôles des cahutes, les dernières bâches - qu’on appelle des prélats à Port-au-Prince, ainsi ces lais de plastique affichent une dignité d’évêque. Les habitants des lieux s’égaient de nous voir parler leur langue et entreprennent d’imaginer que l’un de nous n’est point haïtien, contrairement à ce que la couleur de sa peau pourrait laisser croire, mais sûrement américain, et qu’il faut lui parler anglais. Il lâche trois mots créoles natif natal alors tout le monde rit et les enfants l’invitent à les photographier. Nous sommes dans la zone des avions. Six mètres de long. Biplaces. Les petits montent sur les ailes et prennent des poses d’acteurs de films d’action américains. Ils se poussent du coude. A qui occupera tout le champ pour lui seul. L’aile est glissante mais les pas habiles. Sous l’aile droite du bimoteur voisin, un père retient, sous chacun de ses bras, ses deux petites filles, l’une bébé, assise sur une chaise en bois, à vingt centimètres de hauteur, une chaise de marchande. Un chiot passe en trébuchant. Pourquoi personne ne dort-il dans les avions ? Personne n’a la moindre idée sur la question, c’est un peu bizarre comme suggestion, une idée d’étranger. Plus loin une souris a fait son nid dans le moteur d’un autre coucou. Les roues sont embourbées. Sous les ailes, des déchets, qu’on brûle aléatoirement, la fumée noircit un peu la carcasse. L’un de mes compagnons m’explique qu’il a déjà vu une personne prendre sa douche sur une aile d’avion. Ainsi les pieds sont-ils épargnés, temporairement, par la boue. La troupe des enfants grandit avec le nombre de nos pas. Ceux sans pantalon se font rabrouer par les leurs, honte va t’habiller. Benidye est maçon. Il a quatre enfants, deux cahutes de tôle et un tempérament très doux. Un enfant, qui n’est peut-être pas le sien, lave des châtaignes dans une eau contestable à l’intérieur de la première cahute. Nous entrons contempler le moteur qui surgit dans l’une des pièces, usé, rouge rouille et dégarni, le nez blessé d’un avion sans envol. La seconde cahute est en construction. Planchettes de bois et tôle. Benidye n’a cure de construire sa seconde maisonnette en incluant l’aile de l’avion voisin. Un moteur là, une aile ici. Benidye n’a pas de travail. Ne pas croire que la reconstruction de la ville occupe tous les charpentiers et maçons disponibles. On reconstruit bien peu. Les matériaux sont chers. Les prix augmentent sans cesse depuis plusieurs mois. Les chantiers sont trop rares. Les peintres sont les plus occupés des artisans : l’élection du nouveau président entraîne la coloration de tous les murs, arbres, pierres de la ville en rose et blanc, ses couleurs fétiches. La peinture coûte cher mais il y a de l’argent pour portraitiser le nouvel espoir du pays dans les rues. Le nouveau président a promis que toutes les personnes des camps seraient relogées dans les trois mois suivants son élection. Il s’est un peu ravisé récemment et a mis l’échéance à six mois. On a compté 750 000 personnes dans les camps de Port-au-Prince, dont peut-être un tiers invisibles. Invisibles car habitants des camps, et habitants d’ailleurs. Conserver une place dans un camp c’est garder la possibilité de voir une ONG offrir un jour les moyens de construire une nouvelle maison, quelque part dans la ville. Benidye n’attend rien de l’Etat. L’Etat n’a jamais rien fait, pourquoi faudrait-il que cela commence maintenant ? Nous rebroussons chemin en opérant une boucle par un nouveau corridor. Un camp de corridors. On peut faire le tour de toutes les maisonnettes. Des chatons se bataillent à coups de pattes délicats. Dans la rue principale, autour d’une table de dominos sont massés cinq hommes. Deux joueurs et trois curieux. Celui qui perd doit accrocher des épingles à linge sur son menton. S’il perd encore, poursuivre le long de ses joues, jusqu’à faire un collier coloré. Nous nous arrêtons chez une marchande embarrassée par son poids excessif et ses jambes lourdes, mais pas par la parole. Sur son plateau en osier, nous intéressent les cigarettes à l’unité et les allumettes. Un jour de violence excessive, ça tirait dans le camp, ça tire souvent et les balles traversent facilement la tôle, viennent blesser les chairs, elle est repartie vivre dans son quartier d’origine. Ça fait une trotte avec sa canne. Puis elle est revenue. Le nouveau président va résoudre les problèmes et protéger les petites gens. Sa cousine sort de la petite maison voisine en ajustant un tee-shirt frais et propre. Tout le monde réclame un poste de police à l’intérieur du camp pour mieux faire respecter la loi. Oui tout le monde. La sécurité c’est la priorité. Le soleil entame sa descente et rougit la tôle. La fille de sa cousine se tient à l’écart. Elle a douze ans. Sa mère est très fière d’elle. Elle a des yeux blonds acajou. Ce sont sûrement les seuls yeux blonds acajou à plusieurs kilomètres à la ronde. Elle n’ose pas s’emmêler à cette discussion avec des inconnus, finalement que sommes-nous venus faire ici ? Elle part vers l’extérieur du camp. Nous sommes dans ses pas élancés. Nous passons le portique d’entrée, on nous teste un peu sur notre connaissance de la géographie nationale. Un jeu pour savoir si nous sommes respectables. On gagne. On nous tend les poings fermés pour les cogner aux nôtres en signe de reconnaissance. Le nuage d’enfants qui n’a pas molli se précipite pour pouvoir faire la même chose. Tape le dos de ton poing et porte-le à ton cœur en souriant. Nous retrouvons la rue. La voiture. Le ciel qui rosit et dore. La silhouette adolescente s’est évanouie. Cachés derrière le mur, le camp et les avions n’existent plus.
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La Luciocratie expliquée à mes neveux-nièce
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