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EDH
Electricité d’Haïti
Par Le Grand Chef , le vendredi 4 juillet 2008.

Le jour où j’ai vu le bâtiment d’EDH dans la rue Capois, j’ai pas voulu y croire. J’ai pas voulu croire qu’EDH existait. Faut pas se mentir, il n’y a pas d’électricité.

Ce midi encore, on se disait qu’il ne fallait jamais prendre l’ascenseur dans ce pays. C’est pas qu’on soit souvent tenté, puisque personnellement je ne connais qu’un seul ascenseur, celui qui est dans le bâtiment de la Délégation de la Commission européenne. Je le prends toujours par amour du risque. Mais c’est vrai qu’il peut facilement être privé d’électricité. Il suffit que la génératrice tombe en panne. Et là c’est la mort assurée dans 9 m3 sans air par 35°. Surtout à la Délégation, je me demande combien de formulaires administratifs ils doivent remplir avant de pouvoir faire dépanner l’ascenseur.

Parce qu’en matière d’électricité, EDH ne produit pas suffisamment pour que les bureaux puissent se passer d’une génératrice. Et les maisons d’inverteurs et de batteries. Ne me demandez pas ce qu’est un inverteur, je n’ai toujours pas compris. D’ailleurs mon correcteur d’orthographe me dit que ça n’existe pas ce mot là, mais en Haïti, ça existe. Enfin faut avoir les moyens quand même. Des batteries ça coûte autour de 5000 dollars je crois. Autant vous dire qu’on n’est pas nombreux à en avoir. Et à en avoir en quantité suffisante pour avoir de l’électricité jour et nuit. Les génératrices c’est le summum. Elles font un boucan de tous les diables pour manifester leur supériorité sur la populace et nuire aux migraineux. Elles mangent des litres d’essence et se contrefichent de la hausse du cours du pétrole à la bourse new yorkaise.

Même quand on a des batteries, ça veut pas dire qu’on est peinard et qu’on peut se la couler douce et repasser toute la nuit en faisant tourner des machines et se prenant des verres d’eau glacée. Ah non. Toutes ces inventions de la modernité ne fonctionnent que sur le courant courant d’EDH. Concrètement, le lait dans le frigo tourne en trois jours. Le courant courant d’EDH, il doit y en avoir entre 4h et 8h par jour. Le matin et le soir. Parfois ils pètent les plombs, caractéristique de la profession, et ils en donnent en pleine journée. Quand il commence à y avoir trop d’électricité, tout le monde panique. Ça sent le coup d’Etat. Le complot. Pourquoi cette subite générosité ? EDH agit sur les esprits mieux qu’aucune rumeur. C’est la rumeur de la lumière en pleine nuit. On n’est pas dupes. On sait que s’ils en donnent trop d’un coup, la semaine suivante ils n’en auront plus à distribuer.

Cependant, quand on rentre à la maison le soir et qu’on voit les ampoules qui brillent, on peut difficilement se retenir de dire cette phrase insensée : "chic, il y a de l’EDH !".

EDH trahit sans cesse la ligne d’équilibre de la fée. Je le sais depuis que j’ai un stabilisateur. Un stabilisateur n’est pas un commandant de l’armée américaine chargé de répandre la paix dans le monde. C’est un petit boîtier qui vérifie les papiers de l’électricité à son entrée et ne laisse circuler que ce qui est égal. Un stabilisateur a pour mission d’empêcher EDH de rompre le cœur du frigo ou de l’ordinateur. Entre le frigo et l’ordinateur, j’ai choisi l’ordinateur. Si EDH balance des volts n’importe comment, le stabilisateur fait le bruit de celui qui a des difficultés à avaler, sa glotte puis sa pomme d’Adam signalent le processus de digestion. Le plafonnier abandonne la partie un quart de seconde et s’en revient bien vite. Tout rentre dans l’ordre.

Les becs de gaz font les fiérots et éclairent 10 rues pour deux millions et demi d’habitant (à la louche). La nuit, il fait nuit. Parfois il y a la lune, mais pas tout le temps. Quand on marche dans le noir complet, les pieds se rappellent à notre bon souvenir et demandent naïvement où ils doivent se poser. Moi je n’en sais rien. Le Grand Chef trébuche sur les trottoirs.

Il y a de belles soirées à la bougie dans la capitale. Les convives parlent plus doucement dans cette minuscule lueur. Inutile de se cacher dans l’obscurité, la table du dîner peut se transformer en confessionnal.

Tous les fils électriques se pendent de désespoir dans Port-au-Prince. Les compteurs ont monté des groupes anarchistes. Ils se regroupent sur les poteaux comme des grappes de raisins et organisent la résistance. Terroristes kamikazes, ils grillent de temps à autres pour maintenir la pression sur le quidam. Au dessus les fils se font pirates, bandeau noir sur l’œil droit, ils se tissent des réseaux secrets pour échanger leurs trésors.

Un jour j’ai vu un réparateur de compteur. Il est venu tous les jours pendant deux semaines. Rien n’y faisait. Il a disparu du jour au lendemain. On dit qu’il est parti monter une secte obscurantiste. Entre eux les membres s’appellent "conteurs".

En tant que Grand Chef j’ai trouvé la solution depuis bien longtemps. Il faut monter des comités de cyclistes dans chaque rue. Tous les 6 logements. Des cyclistes condamnés à faire du sur place. Chacun prendrait son tour et pédalerait pour produire de l’électricité. Dy-na-mo. Les vieillards, les petits enfants et tous ceux qui ne supportent pas le vélo se chargeraient d’apporter l’eau, de faire la lecture, d’essuyer les gouttes de sueur sur les fronts des lucifer. Le dimanche on ferait des courses pour monter jusqu’à Pétionville avec nos mollets d’acier. Même pas peur du dénivelé. Ainsi le Grand Chef pourrait enfin refaire du vélo.


Bagne