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Le Grand Chef dans l’armée
Car l’armée, ça n’est plus ce que c’était. Les Huns [1] n’ont pas le droit de se battre, encore moins d’attaquer. Ils se contentent le plus souvent, dans cette partie de la ville, de défiler à la queue leu leu comme les sept nains qui rentrent du boulot-ot-ot. Le Grand Chef arrive fier comme Artaban et murmure dans son anglais des collines qu’il vient voir le major à un petit Hun sri-lankais qui avait de toute évidence mal suivi les cours de langue à l’école, voire qui n’en a jamais eu. Mais débrouillard, le petit Hun s’en va chercher dans une grande tente blanche son cap’taine. Le cap’taine arrive avec le même sourire que tous les Huns du camp à la vue du Grand Chef. Un sourire radieux et ravi, et pourtant le Grand Chef avait pris soin de ne pas se mettre en jupe. Ne pas exacerber les frustrations, telle est ma devise. Le Grand Chef explique, pas dupe, qu’il est venu voir un major et non un cap’taine. De l’avis de l’interlocuteur, il est préférable de ne pas continuer à exhiber corps et âme chéfiaux, blancs, jeunes et soyeux aux regards extasiés. On m’envoie sous la tente. Sous la tente, le cap’taine qui a donné son nom particulièrement long et imprononçable pour une non-cingalophone, finit de lacer ses longues bottes et assoit le Grand Chef sur une chaise de bureau à laquelle il manque un pied. Le Grand Chef tangue en souriant pour ne pas vexer l’hôte et manque s’affaler sur la table de bureau, seul meuble de la pièce-chambre-tente, où un dictionnaire cingalo-anglais couve un roman à l’eau de rose. On abandonne le Grand Chef à la contemplation de ces lieux désespérants. Un ange passe et se fout de la gueule du Grand Chef assis tout seul sur un siège à trois pattes. Au retour, le cap’taine annonce que l’aide de camp du Grand Chef s’est trompé d’adresse. Il ne fallait pas venir dans ce camp de vermines, il fallait aller au beau camp sur la route nationale. L’aide de camp prend une gifle pour l’exemple et chouine que c’est pas sa faute. Le Grand Chef salue bien bas et rejoint son pick up blanc étincelant où le chauffeur vaudouisant se gausse de la scène depuis le début. Les Huns qui vivent dans la crainte permanente et pas toujours rationnelle de l’émeute secouent la tête et font des signes. Chauffeur et moi-même tentons de comprendre. Un policier du cru qui a grande fréquentation des mimiques cingalaises explique qu’on doit accepter le présent qu’on nous fait : un petit Hun pour nous accompagner jusqu’au prochain camp. Je demande son nom. Je regrette aussitôt. Je n’ai pas assez de place sur ma carte mémoire pour autant de syllabes. Nous poussons le petit Huns sur le siège arrière du pick up. Il frôle l’habitacle avec son arme. Le Grand Chef craint qu’il ne perce le toit avec ladite arme. Le chauffeur est sous le volant, occupé à rire. Un moment je crains de devenir la cible non seulement de turlupinades et railleries en galéjades, mais encore de jets de pierres, pour cause de transport de Hun, soit complicité avec l’occupant [2]. Après que le chauffeur a fait démonstration de sa mirobolante connaissance des raccourcis dans ce quartier qui est sien et la traversée toujours épique de la nationale qui croule sous les eaux sales et les tap tap zéro de conduite, un bruit petit et étonnant nous fait sursauter. On l’avait oublié. "Razoleiranou" dit le petit Hun à l’arrière. Un peu interloqués, on se regarde, ce qui n’est pas prudent puisque, en même temps, on tourne pour entrer dans le grand camp hun, immanquable par sa taille et ses fresques dépouillées, blanches et bleu étincelantes. Le petit Hun est satisfait, il nous a menés à bon port et ceci sans qu’on saisisse un seul mot de sa langue ni lui de la nôtre. On l’extirpe du pick up en le tenant bien droit et parallèle au sol pour qu’il ne se produise pas quelque événement fâcheux avec son fusil deux fois plus haut que lui. Laveurs de chars et cireurs de godillots se lissent les moustaches à la vue des jambes, de la poitrine et des cheveux chéfiaux. Le chauffeur vaudouisant a mal au ventre à force de rire. On veut faire asseoir le Grand Chef sur une chaise en plastique, mais non je refuse, je veux aller lire les panneaux qui disent en quelle année quel major a planté quelle plantule dans le petit jardin. Je veux soupirer et rêver devant les écriteaux en cingalais courbé, végétal lui-même et délicieux alphabet. Le major me trouve, me tire de mes songes et en cinq minutes règle la question cause de la réunion dans un anglais impeccable. Son aide de camp apporte un thé étrange que je n’ai pas le temps de boire. Nous repartons glorieux de cette visite sur l’îlot sri-lankais. Port-au-Grand-Chef est cosmopolite et comique.
[1] Ceci est un jeu de mots. Un jeu de mots est destiné à faire rire. Néanmoins, vous connaissant, j’ai peur qu’il vous manque la référence. Mon public port-au-grand-chéfien étant restreint, je vais faire une petite explication de texte. "Huns" c’est pour se moquer de "UN". Hein ? "UN" c’est ce qui est écrit partout sur les camps, les voitures blanches et les chars. Vous soumettrez vos neurones à la question pour deviner la signification de ce sigle si la blague, qui a désormais perdu tout son sel, ne vous dit toujours rien. [2] Notons à cet endroit que ceux qui considèrent que les Huns sont des occupants font écho au discours fielleux d’un bord politique dont il vaut mieux se tenir aussi éloigné que possible. Néanmoins, par esprit politiquement incorrect, de temps en temps le Grand Chef fait la remarque, juste pour jauger la réaction de l’auditoire.
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Bagne
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