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Le tournage
Je n’y étais pas mais on me l’a tellement raconté que je peux tout vous dire
Par Le Grand Chef , le jeudi 14 mai 2009.

Un fort immense en haut d’une montagne. Quelle que soit la saison, un nuage s’y accroche. Les murs sont verts, ocres et sang d’humidité. La crête qu’il domine s’ennuie de ses voisins. A quelques vols d’oiseaux, ils sont déjà si loin. Tout en bas de la plaine, les anses marines. L’azur de la côte n’est pas de son royaume. C’est le monde d’un fou, empereur sans acres, menacé de toute part et surtout par lui-même. Quand son ambition chute, il se suicide. Mais c’était il y a longtemps. [1]

Voici que le décorateur et le producteur posent trois sacs, deux boîtes de clous et un marteau dans la grande cour d’où on domine le quart nord est du pays. Ils se mettent au travail. Suent tout le jour pour laisser la nuit l’humidité entrer au plus profond des os. Le samedi ils vont à la plage.

Pour construire le plateau, les gens de Milot [2] montent à ces 900 mètres deux fois par jour - c’est le maximum pour une bête de somme - sur leur crâne des planches. Et l’eau, la nourriture, fruits corrosols, cachimans, le café aussi, cigarettes, allumettes, viande fraîche, sacs de riz. Aucune voiture ne peut faire l’étroit sentier qui monte à la citadelle, que les ânes ou les hommes. Il n’y a pour l’instant que quelques âmes à nourrir, bientôt ils seront quarante, puis trois cents. Pour l’électricité, il y a de grosses génératrices comme des machines de guerre et quelques courageux panneaux solaires. Pour l’eau la rosée du matin et de vils réservoirs. Les toilettes sont mère courage.

La saison des pluies arrive avec son lot d’acteurs, costumières, accessoiriste, maquilleuses, régisseur, réalisateur, assistants, une journaliste qui rit de la situation, son, caméra. Trois Haïtiens tentant vaillamment de comprendre le sens du temps, des heures et des minutes pour consoler le comptable à qui tout coûte. Le soir venu, chacun dort dans son box. La cuisinière nationale et le maître queux de France ne se supportent pas, dans l’arrière-boutique c’est la guerre à couteaux tirés. La cuisinière vaincrait n’importe qui au jeu du mille calories pour cent grammes. Les acteurs prennent du poids.

Le making off ne peut pas se faire. Il faudrait de l’électricité pour éclairer les antichambres obscures où se font les tentatives de fuite, par les machicoulis et les meurtrières, mais il n’y a pas assez d’électricité. Le film absorbe toute l’essence.

Les costumières sont les premières à vouloir sniffer la poudre d’escampette : l’humidité fait moisir les costumes haute couture. Un pick up tente de monter les bidons d’eau potable par le chemin à peine carrossable, il tombe au fond du ravin. Aucun blessé, ni mort.

Une sénatrice mal avisée monte pour constater, hurle au scandale et à la violation du patrimoine national. Dans un quotidien est publié la réponse du réalisateur. Elle n’a jamais rien fait pour le site ou pour le pays. Qu’elle se taise et ne s’avise plus de venir perdre le souffle dans les hauteurs. Quand elle tente sa revanche et revient sur le lieu de son crime, les habitants du village en contrebas ont des piles de pierres à lui jeter au visage.

La lumière baisse sans cesse, le soleil a quitté le champ de bataille. Chaque soir on va fumer sur l’esplanade sud où sont les anciens réservoirs maçonnés. Mais la brume est plus forte que les volutes cendrées. Et le samedi toute la troupe retourne à la plage. Au bar il y a du rhum et on peut se saoûler.

Le réalisateur interdit à quiconque de divulguer le coeur du synopsis. Tout le pays est au courant, comme une traînée de poudre, du nord au sud, nous savons tous qui est le dictateur dont on filme les derniers jours. Le Grand Chef prend des notes dans ses petits carnets.

L’accessoiriste doit mettre la main sur une bibliothèque et revient avec trois cents exemplaires de Don Quichotte. Tous identiques. Innocente sagacité pour le décor d’une politique de moulins à vent qui bâtit des mirages.

Cette semaine, tout a été démonté. On a renvoyé les stars, les belles et les malles vers l’aéroport. Tous les matériaux ont atterri en bas, dans le plus grand désordre, mains, pieds, dos, têtes se faufilant dans les boyaux de la citadelle.

Les jointures des pierres du grand paquebot bicentenaire pourront pendant des lustres se conter les tripotages du tournage dans la couverture soyeuse d’août et ses fumerolles d’eau [3].


Notes :

[1] Diantre, je ne vais pas vous refaire toute l’histoire haïtienne, allez lire votre Aimé Césaire, La tragédie du roi Christophe, Présence africaine, Paris, 1986

[2] Localité du nord d’Haïti où se déroule l’action, on fait de très bonnes cartes.

[3] Si vous tenez à tout prix à savoir de quoi je parle, c’est ici.


Bagne