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Bar de l’Air
Le Bar de l’Air a une terrasse couverte de cent vingt mètres carrés qui donne sur la rue Capois. La rue Capois, si on n’y prend pas garde, vous emmène au Champ de Mars, et si on s’en tient à ses convictions, vous retient paisiblement dans ses trottoirs presque disciplinés et ses petits bars paisibles où le samedi soir vous pouvez emmener votre petite amie danser, si toutefois elle n’est pas trop craintive, car il y a des recoins et des pistes de danse derrière de coupables panneaux. Des panneaux à travers lesquels on est censé tout voir, car ils sont en réalité faits de tiges de bois fines, les unes à côté des autres, peintes parfois de rouge, vert, bleu, jaune, laissant chacune passer le regard dans l’imaginaire. Mais l’obscurité lourde bien plutôt et quelques éclats du tissu que portent deux danseurs serrés l’un contre l’autre. La piste du Bar de l’Air ne fait pas exception. Pour atteindre la terrasse du Bar de l’Air, il faut monter un escalier qui rend malade quand on le descend. Le Grand Chef le monte toujours avec l’assurance de celui qui a fini sa journée de boulot en son âme et conscience. Le Grand Chef le redescend toujours avec un petit sentiment que la bière était plus alcoolisée que prévue. Il est toujours temps alors d’accuser la brasserie nationale d’inconsistance et d’ignorance sur les contrôles qualité. Grimpé sur la terrasse, je prends ma chaise d’une figure détachée, déplaçant les tables au gré du nombre de convives, reculant loin des enceintes et plus près de la rue. Abandonnant les trois bavards qui commentent la télévision. On aime les bruits qu’on veut. On distingue à peine le visage du serveur de celui du voisin. On ne peut pas lire la carte. On croit qu’il y a des pizzas, parce que la radio le répète toute la journée dans une réclame ânonnée par une voix chaude, virile et suave. La même voix qui donne les attraits des autres restaurants de la ville et de province qui ont misé sur la publicité vocale. Il n’y a pas de pizza, on va prendre un kabrit [1] et trois tassots [2] souple. Au bar, il y a une scène immobile pendant que la terrasse est entièrement plongée dans le noir. Au fond, derrière une table couverte d’un vichy rouge petits carrés alternants, des casiers en bois supportent quelques bouteilles de traviole, à demi entamées et quelques verres épars. Un livre écorné. Sur la table deux plantes vertes qui luisent comme dans une serre éclairée jour et nuit et chatouillent les platines de disques vinyles. Un petit spot, accroché avec une pince sur le bord de la table, donne l’unique faisceau. Un homme entre deux âges, campé dans sa rondeur et qui n’a jamais osé devenir trop grand en taille, se tient impassible devant l’étagère d’alcool, face à la table. Seules ses mains se meuvent doucement. Il prend un disque. Le met sur la platine. Dans une paix remarquable, comme s’il vivait au rythme de sa barbe qui pousse. Il est le disc jockey à l’âge suranné de la radio abritée dans le Bar de l’Air. Il diffuse les airs d’une Haïti lointaine. Un balancement soupesé des hanches, un groupe exercé qui chante l’amour chevaleresque, un créole rieur et doux qui dit toutes les villes du pays, ses mornes, ses femmes et ses hommes aux chapeaux. Le mercredi soir, la nostalgie et la mélancolie de vos soirées de jeunesse règnent en maîtresses sur la bande FM. La troupe chéfiale a entamé une discussion sur la politique du pays. Les parlementaires sont fous. Consensus. La société civile doit s’élever contre cette dictature de la bêtise. Non, te dis-je, le pays est ingouvernable. Mais quel cynisme ! Il y a toujours une issue, il faut être patient et faire montre d’obstination. Mais si cette obstination ne paie pas à l’échelle d’une vie humaine, comment y croire toujours ? Comment ne pas prendre peur, tout abandonner. Un étudiant a proposé de déclarer la guerre aux Etats-Unis, ainsi, après le conflit, ils seront obligés de venir reconstruire le pays. Merci de déposer vos solutions absurdes dans la boîte à idée. L’aide de camp rappelle qu’il n’y a plus d’armée haïtienne, donc on ne peut pas déclarer la guerre à quiconque. Passe-moi une cigarette. On se verse une gorgée de bière réchauffée, les yeux au fond du verre vide, les mains posées à plat sur la table. L’excitation du débat passée, la troupe chéfiale s’apprête à plonger dans le désespoir national. Une voiture passe dans la rue. Le bras du tourne disque se soulève dans un bruit minuscule et agile. Trois grésillements sur la galette noire et vernie par le filament électrique de l’ampoule. Un tambour, une guitare, une trompette et une voix qui dès le premier couplet fait des contrepoints. Au quatrième pas, il faut casser le sens de la danse et rediriger votre partenaire tout en la gardant bien contre soi. Nos épaules se balancent et tous nos yeux se tournent vers l’homme statique et bienfaisant qui porte un verre d’eau à sa bouche. La petite lampe teint sa face gauche d’une patine de maître flamand, boisée et chaude. L’auréole de lumière du Bar de l’Air envoie sa sérénité musicale sous la forme d’un tableau en clair obscur. Allons danser.
[1] Chêvre [2] Bœuf en petits morceaux
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Bagne
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