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Mémoires d’un platane, épisode 15

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le mardi 20 avril 2010.

Quinzième épisode consacré au discours de Virginie, et ses conséquences. Les choses deviennent sérieuses.

Alcibiade, 30 mai

Incubus - Consequence

Sur le coup, on aurait pu dire qu’il ne s’était rien passé. Comme une étoile filante : tu clignes des yeux, tu l’as ratée. Virginie est passée dans l’émission de François, entre deux messages d’amour, et une programmation musicale ma foi pas si mal. En soi, rien de remarquable, une émission comme les autres. Simplement content d’avoir pu faire passer un message, comme une bouteille à la mer , à se demander si quelqu’un, un jour, le recevra.

En général, les auditeurs font leurs dédicaces au téléphone. Avec mes passe-droit, Virginie a pu occuper la place de je sais pas quelle star qui peut venir ici pour discuter avec François. Sa voix en est sortie plus claire, plus pénétrante. Le droit à l’erreur était d’autant plus faible. J’étais pas inquiet non plus. D’abord parce que toute cette histoire est un peu un jeu pour moi dont le nom serait : poussons François au bout de sa logique. Ensuite, parce que mon métier consiste dans la détection de jeunes talent. J’ai pour cela un sixième sens, une baguette de sourcier, et cette masse d’énergie posée là n’attendait qu’une étincelle pour éclater. Malgré mes précautions, j’ai quand même été soufflé.

Assise dans le studio, fixant le micro comme si ce minuscule espace était rempli de militants, elle a livré son message avec une voix ferme, assurée ; sensuelle, aussi. Cette voix pleine de conviction, je m’y attendais, d’émotion, je l’espérais, mais ce mélange des deux, ce lyrisme, cette rhétorique de la rage, cette force qui vient de loin, qui soulève, m’ont rappelé ce que j’ai perdu : l’innocence, la capacité d’être au premier degré, la croyance tout simplement.

« Nous ne pouvons pas baisser les bras parce que nous ne sommes pas de gentils étudiants soumis. Nous ne sommes pas des marionnettes, pas des chiffres inscrits en rouge dans les statistiques. Nous en avons assez de n’être vu que comme des problèmes à traiter, comme on traite les cafards. Nous sommes des citoyens, dont la voix n’est pas entendue, et ne nous arrêterons que quand quelqu’un non seulement nous écoutera vraiment, mais nous parlera aussi d’égal à égal, débarrassé de toute condescendance mielleuse qui ne reflète que du mépris, et qui agira non pas contre nous mais avec nous. »

De mon temps, comme disent les vieux, la radio était le monde du direct. Sans ralenti, sans retour rapide, elle exigeait d’être là, devant son poste. Mais c’était avant. Grâce à internet, le direct a pris un autre aspect. Pendant une semaine, l’émission est en ligne. Les dédicataires peuvent entendre le message s’ils n’étaient pas devant leur radio, et à la fin de la semaine, tout le collège l’a écouté, le commente l’espace d’un ou deux jours avant de passer à autre chose de plus passionnant, comme une vidéo porno sur un portable. Le message rejoint les archives de la radio, et plus personne n’y pense. Moi, ayant accompli mon devoir, je ne suis plus d’aucune utilité pour l’étudiante, et nous décidons de nous séparer après deux semaines de rapports intimes et sauvages, épuisés et heureux malgré tout.

Ton Steine Scherben : Schritt für Schritt ins Paradies

Le problème c’est que ça ne s’est pas passé comme ça. Depuis que François a instauré un forum lié à son émission, une communauté à commencer à se former. Elle n’est pas absolument énorme, de par son jeune âge, mais l’émission a une telle audience que les résultats sont encourageants. Cette communauté a grandi d’autant plus vite que comme vous le savez, un tiers de la programmation se fait à partir d’internet. Et puis il ne faut pas oublier que parmi les auditeurs, il y a des gens qui écoutent parce qu’ils aiment le concept, les interventions et la musique, aussi étonnant que cela puisse paraître. Donc ces gens écoutent l’émission et ils entendent cela :

« Comme tous les ans, nous nous dressons donc. Nous ne bénéficions d’aucun effet de mode, ne sommes pas relayés par les médias. Les facs sont bloqués ? Personne n’en parle. Nos revendications ? Nous sommes jeunes, elles sont donc forcément dénuées de pertinence. Assez de l’information partiale ! »

Alors ça discute, ça se renseigne, et rapidement, le sujet concernant cette intervention dépasse la dizaine de page. L’archive est retirée du site, ce qui crée l’indignation. Ok pour que tous les messages soient effacés, mais pas celui-là. Des gens qui ont aspiré le message le diffusent sur des plate-formes vidéos et de partage de fichier.

Un jour, je suis au bureau quand le téléphone sonne. Virginie m’appelle, sa voix est un peu paniquée.

« Alcibiade, écoute, il y a un souci, il faut que tu regardes ça. »

Elle me dicte une adresse http. que je tape aussitôt, parce que j’ai beau être au travail, personne ne me fera de reproche puisque je suis le patron, et aussi parce que je suis un chevalier qui court toujours à la rescousse des jeunes vierges aux prises avec les dragons.

Avant les créatures mythologiques possédaient un régime alimentaire simple. Un chevalier errant par ci, une princesse par là : pas d’animosité, il fallait bien se nourrir. Ces temps sont révolus. Les grands dragons et les licornes sont morts ; il ne reste plus que des trolls. Et quand Virginie lit ce qu’ils écrivent, elle doute et me dit :

« Mais c’est pas possible tous ces puceaux là. Au lieu d’écouter le message, ils sont tous à débattre de la taille supposée de mes nichons, de savoir combien de mecs je me fais par jour. Tout ça parce que je suis une femme ! »

J’ai envie de lui dire qu’elle a raison, que c’est un spectacle, et que l’anonymat est la porte ouverte à toutes les dégueulasseries. Le problème reste que je n’en suis pas moi-même convaincu, et surtout je sais, parce que je ne suis pas aussi innocent qu’elle, que ce n’est que le début.

« Je peux juste te répondre : bienvenue dans la vie publique ! Sois contente que ton message se diffuse. Il sera mal compris, moqué, peut-être n’est-il pas aussi intelligent que tu le croyais. Peut-être que ta sincérité te rend ridicule. Mais vois-tu, l’important n’a jamais été de simplement dire les choses, mais de les faire entendre. Tu te plaignais que personne ne parlait de votre lutte, et maintenant, tu te plains que les gens soient grossiers dans leur réaction. Mais voilà, en prononçant ton discours, tu l’as donné à la foule, et il n’existe aucune notice qui leur dise comment s’en servir. 

-  Alors, je dois me contenter de serrer les dents ?

-  Bah oui. Ca ne servirait à rien de répondre aux idiots qui écrivent des bêtises sur le net. Et dis-toi que pour 1 personne qui écrit, 100 écoutent en silence. »

Virginie, un peu rassurée, me dit à ce soir, et raccroche. Je la vois souvent ces derniers jours. Elle me plaît bien. Elle déploie beaucoup d’énergie dans tout ce qu’elle fait, avec la naïveté de quelqu’un qui agit pour la première fois, qui propage ses convictions de toutes ses forces, défonce les murs auxquels elle se heurte. L’étincelle en elle s’éteindra sûrement bientôt, mais il y a une petite chance qu’elle allume un brasier, ou un feu d’artifice. Il n’est même pas question de savoir si elle a tort ou raison, parce que cela ne se joue pas là-dessus, parce qu’il n’y a pas de vérité dans l’action politique, simplement des tentatives d’obtenir des résultats qui peuvent être dépendants de tellement de causes que toutes les envisager serait une folie sclérosante.

Je suis un homme érotique. J’aime l’action, toutes les actions, même si mon domaine est souvent circonscrit à un lit. Pour moi, faire naître le plaisir chez une femme est tout à fait analogue à faire naître une fougue révolutionnaire chez une foule.

Et puis, bon sang, si on ne peut plus s’amuser avec les manifestations étudiantes, où va-t-on ?

Ensuite, les premières parodies sont arrivées. Par exemple Virginie a dit :

« On nous reproche de faire grève d’année en année. Comme s’il s’agissait d’un jeu. Comme si, parce que les études ne sont que quelques années dans une vie, il faudrait laisser filer, attendre d’avoir un « vrai boulot », et fermer sa gueule. Nous ne sommes pas de la poussière qu’on balaye sous le tapis ! Nous sommes là, maintenant, et notre lutte ne sert pas que nous mais aussi ceux qui nous suivront. L’idée d’action durable s’est-elle perdue en politique ? Retrouvons-là vite ! »

Tout d’abord, ces mots ont été plaqué sur des vidéos de casseurs qui vandalisent des centre-villes, puis on a eu des caricatures de casseurs de grêves sautant sur des petits mecs à dreadlock ensevelis sous un grand tapis, en disant : vous nous avez trop fait chier, alors vous allez redevenir poussière. Il y a eu des vidéos contre les bloqueurs, montrant les dégâts faits dans les facultés, avançant l’argent dépensé en vain pour les études, dénonçant la non-valeur des diplômes sans les cours qui vont avec.

Surtout, de plus en plus de monde a commencé à vouloir savoir qui elle était. Ca n’a pas été très difficile en fait. Quand on a une grande gueule dans les manifs, on se fait remarquer. Il y a ceux qui reconnaissent la voix, la rumeur qui se propage dans le campus : « c’est pas la fille qui arrive toujours en retard en cours de droit ? » Les premiers montages du discours avec les photos arrivent. Les avis sont divisés : d’aucuns y voient une nouvelle Marianne, d’autres une hystérique avec un piercing sur la langue.

Virginie était furieuse de devenir un phénomène internet. On dit souvent que les femmes en colère sont les plus belles, ce qui évidemment est faux. Ce sentiment est de ceux qui retirent un instant tout ce qu’il y a d’humain en nous, nous pousse à faire mal aux autres. Il déforme les traits, et puis avouons qu’en plus une femme qui se bat est le plus souvent ridicule (à moins bien sûr qu’elle fasse de la boxe thaïlandaise, ce qui n’est jamais une possibilité à exclure). Bref, quand je l’ai vue, le visage rouge, hurler des trucs au téléphone, j’ai pensé qu’il était temps de mettre fin à cette histoire. Mais quand elle est venue vers moi, cherchant mes bras consolants, les lèvres encore humides de larmes, je n’en étais plus si sûr.

Hier, nous avons eu une grande surprise. Le mouvement étudiant était déjà commencé depuis près d’un mois, moment où le mouvement s’essouffle : moins de monde, tension palpable entre ceux qui ne lâcheront rien, ceux qui sont d’accord sur le principe mais trouvent que trop c’est trop, ceux qui de toute façon pensent que ça ne servait à rien dès le départ parce que le gouvernement n’allait pas flancher, ceux qui regrettent d’être là tandis que les autres révisent pour les partiels qui s’annoncent ou sont au cinéma voire si possible une œuvre qui changera, elle, leur vie. Tout le monde se tire la tronche et les leaders syndicaux, débarrassés de leur prestige initial deviennent des babas-cools totalitaires, ce qui n’est pas une petite performance.

J’avais décidé d’accompagner Virginie pour faire un dernier tour, lui montrer que tout cela était beau mais vain, et que notre « amour » comme la rose qui s’est fanée, comme la foule qui s’est dispersée, était voué à une existence intense mais surtout brève. Arrivé au point de rassemblement, je me rendis compte qu’il y avait une foule considérable. Des lycéens qui séchaient les cours, avec le sentiment de vivre quelque chose d’important. Mais aussi et surtout, beaucoup d’étudiants, de professeurs chercheurs. Cerise sur le gâteau, les journalistes étaient aussi présents en masse. Le buzz était lancé, de toute évidence, et tous espéraient non seulement qu’elle viendrait, mais qu’en plus elle se mettrait en évidence. Qu’attendaient-ils d’elle ? Je n’en sais rien. Elle n’allait pas faire de miracle. C’était juste une jeune femme avec beaucoup de convictions.

Alors je lui ai expliqué que les médias s’intéressent pas forcément à la manifestation, et que si elle voulait obtenir un résultat, il allait falloir procéder au troc avec les journalistes. Une belle image, une histoire à raconter. Donner du corps à la lutte, pouvoir l’assimiler à quelqu’un. Je l’ai amenée au premier rang du cortège, et elle a pris le gramophone, et elle a martelé les points importants de son discours : « plus de moyens, moins de cache-misère », « plus de dialogue, moins de passage en force », « plus de recherche, moins de désengagement de l’état », « plus de livres et de place dans les B.U., pas moins de réussite ». Les flashs ont crépité, la foule a vibré.

Ce n’est pas comme si ce qu’elle disait était extraordinaire. Mais parfois, quand le soleil brille, les jeunes oublient qu’on ne leur a pas laissé de choix, qu’on leur a juste laissé un avenir merdique. Parfois, les jeunes ont envie de dire qu’ils existent, et qu’il est temps pour les autres de s’en rendre compte. Parfois les jeunes sont romantiques.

Les journalistes ont beaucoup aimé ce spectacle, et demain soir Virginie va aller défendre ses opinions au journal de 20h.

The (International) noise conspiracy : Smash it up

Aujourd’hui, François m’appelle : « Tu te rends compte. Il y a deux semaines, nous avons passé ce discours. Et maintenant, le forum est rempli de messages politiques, le débat est même franchement intéressant tu vois, ce n’est pas qu’une volonté de se montrer. Et demain, on va mettre le paquet pour Virginie... C’est formidable. »

Bonus :

L’intégralité du discours de Virginie.

« Nous ne pouvons pas baisser les bras parce que nous ne sommes pas de gentils étudiants soumis. Nous ne sommes pas des marionnettes, pas des chiffres inscrits en rouge dans les statistiques. Nous en avons assez de n’être vu que comme des problèmes à traiter, comme on traite les cafards. Nous sommes des citoyens, dont la voix n’est pas entendue, et ne nous arrêterons que quand quelqu’un non seulement nous écoutera vraiment, mais nous parlera aussi d’égal à égal, débarrassé de toute condescendance mielleuse qui ne reflète que du mépris, et qui agira non pas contre nous mais avec nous.

On nous reproche de faire grève d’année en année. Comme s’il s’agissait d’un jeu. Comme si, parce que les études ne sont que quelques années dans une vie, il faudrait laisser filer, attendre d’avoir un « vrai boulot », et fermer sa gueule. Nous ne sommes pas de la poussière qu’on balaye sous le tapis ! Nous sommes là, maintenant, et notre lutte ne sert pas que nous mais aussi ceux qui nous suivront. L’idée d’action durable s’est-elle perdue en politique ? Retrouvons-là vite !

Vous me direz : nous proposons, vous bloquez. Mais toujours vous ne voyez que ce qui vous arrange, voyez les problèmes mais pas les solutions. On vous demande de sauver la recherche, vous privatisez les universités, on vous demande de meilleures conditions pour étudier, vous nous répondez par des cours idiots de licence 1 pour apprendre à prendre des notes, on vous demande de la place et des livres en bibliothèques universitaires, vous leur retirez le peu de moyens qu’elles avaient.

Comme tous les ans, nous nous dressons donc. Nous ne bénéficions d’aucun effet de mode, ne sommes pas relayés par les médias. Les facs sont bloqués ? Personne n’en parle. Nos revendications ? Nous sommes jeunes, elles sont donc forcément dénuées de pertinence. Assez de l’information partiale !

Je n’ai pas le temps d’exprimer tout ce qui doit être dit, et mes paroles peuvent sembler réductrices. Crier est une première action, mais elle ne peut suffire. Nous devons discuter, nous organiser. Et surtout, nous ouvrir aux autres, pour ne pas être accusés de ne parler que pour nous. Car nous sommes l’avenir de la France, et il faut être uni pour construire le futur. »


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