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Mémoires d’un platane, épisode 20

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le samedi 5 juin 2010.

Dernier épisode, où le sens du titre est enfin révélé.

Comme on dit, "this is a weeping end chapter, an end chapter in which to weep".

Découvrez la playlist Episode 20 avec At the Drive-In

Veronika - 21 juin

P.J. Harvey - Send his love

Il est mort.

Cette phrase ne fait que trois mots. Elle est parfaitement compréhensible. Pourtant, je ne la comprends pas. Je refuse de la comprendre. Elle est trop grande, trop forte pour moi.

Mon coeur n’est pas assez grand pour elle.

Elle m’agresse, me frappe. J’essaie de répliquer, elle me domine. J’ai beau me débattre, on ne peut gagner face à un fantôme. On ne peut nier ce qui est réel. On ne peut pas le changer non plus. Chaque coup qu’elle me donne, je dois l’encaisser. Inexorablement. J’ai mal partout. Plus qu’un boxeur. Elle me frappe à l’extérieur, à l’intérieur ; mon corps, mon âme sont pure souffrance. Je pleure, mais ce n’est pas une arme, ni même un bouclier. Juste de l’eau, et ça ne suffit pas.

A mon âge, je n’aurais jamais pensé être veuve, ressentir la mort au plus profond de moi. Cette mort que je hais m’a rendu la monnaie de ma pièce. Cet amour était encore jeune, il n’aurait peut-être pas survécu à l’année. François n’était pas mon mari, et il aurait été déplacé de parler d’enfants ; je ne sais même pas si j’en veux plus tard. La mort, pourtant, a rendu cet amour éternel ; il n’y aura jamais de dispute, de cris ni de ruptures.

Tous les hommes que je rencontrerai devront se confronter au fantôme de ces quatre mois d’un amour parfait, renforcé par les épreuves. Bien sûr que c’est injuste. Mais quelle justice y-a-t-il à voir l’homme que vous aimez compressé contre un arbre ?

Aucune

Le dire ne m’aide pas. J’ai demandé à mes amis, ainsi qu’à ceux de François de me laisser un peu de côté, quelques jours. Le temps de comprendre, à défaut d’accepter. Je connais mes leçons, je sais que la mort n’est rien pour celui qui la rencontre. Mais moi, je reste. Pratiquement, cette mort ne change rien pour moi : le soleil se lève, le quotidien se charge de penser à ma place. La première de mes actions a évidemment été de contacter mes clients pour leur expliquer que je ne pourrais tenir mes délais. Alors ne rien faire.

Mais si on ne fait rien, le fantôme vient occuper ce temps vide. Faut-il le chasser ? Filer au cinéma, en boîte, lire, boire, ou n’importe quoi qui permette d’oublier ? A quoi bon. Il faut accepter, jouer son rôle. Celui du deuil. Se laisser envahir par la tristesse. Le temps passe, lentement, chaque seconde s’agrippe à vous, assez fort pour vous laisser des marques sur le corps. Ces cicatrices sont un cadeau, il faut les accepter, se laisser changer. Abdiquer puis renaître. Le sablier finira bien par être retourné pour s’écouler de nouveau, mais en attendant, il faut comprendre la perte, la sentir en soi, ce manque atroce, cette envie de crier.

François ne m’a pas même dit adieu. J’ai vu son regard qui implorait de rester, qui cherchait à s’accrocher à moi. Une autre cicatrice. J’ai vu la mort dans ses yeux, son corps mutilé. Et c’est la dernière image qu’il me reste de mon homme.

Je me suis proposée pour organiser l’enterrement. Ce n’était pas nécessairement à moi de le faire, mais je voulais assumer cette charge, comme pour affirmer une dernière fois que je l’aimais. Je l’ai aussi demandé, pour que tout mon temps ne soit pas uniquement consacré au fantôme. Se plonger dans l’administratif, réserver une place au cimetière, plus tous les soucis liés à la notoriété de François. Le soir de sa mort, putain c’est dur d’en parler ainsi, il y avait environ 6 000 personnes pour une soirée organisée via un forum, répercutée par les portables, et organisée n’importe comment. Si ne serait-ce que 500 de ces personnes viennent, il faudra qu’elles soient encadrées par un service de sécurité. Et je crains qu’avec la résonance médiatique provoquée par un accident de voiture, un concert spontané, et un discours extrêmement attendu, il y ait vraiment beaucoup beaucoup de monde. Je ne sais pas si j’aime ça, si François aurait aimé, mais les choses sont ainsi. J’ai poussé François à donner la parole aux jeunes, je me vois mal leur fermer la porte s’il leur prenait l’idée de venir. Tout n’est qu’une question de logistique. Réfléchir à ces problèmes a été très réconfortant pour moi. C’est la dernière chose que je pouvais faire pour lui.

Ce sera cet après-midi.

Je dois finir mon discours. Je ne vais pas faire comme si je ne savais pas ce que j’allais dire. Je travaille avec mes mains, mais tout mon art découle de la parole. Pour autant, je ne sais pas quelle importance tout cela peut avoir. Ce sera une cérémonie assez longue : des groupes veulent lui jouer un dernier morceau, Ninnog et Alcibiade lui rendront hommage, ainsi que l’un des modérateurs du forum. Sa famille sera là, mais elle ne souhaite pas s’exprimer, et je peux comprendre. Le François qu’on enterre aujourd’hui n’a pratiquement rien de celui qu’ils fréquentaient.

Tout s’est organisé très vite. Déjà, parce qu’il faut que le corps reste assez présentable, encore qu’avec les techniques modernes d’embaumement, ce ne soit plus tellement un problème. Surtout, la date du 21 juin, fête de la musique, sonne comme une évidence.

Je passe ma robe de deuil. J’y ai passé autant de temps que le fantôme m’a laissé. Pas beaucoup, donc. Je ne sais pas si j’ai réussi à trouver le ton juste. La simplicité s’impose bien sûr, mais pas la banalité, parce que le fantôme ne se satisfera pas d’une robe anonyme. Alors j’ai conçu une robe assez classique mais élégante, avec des morceaux de tissus déjà usés, ou des chutes. J’ai laissé les coutures un peu visibles, et surtout j’ai inclus quelques déchirures, notamment au niveau du cœur. Je veux que la robe donne l’impression d’avoir été somptueuse, d’avoir vécu des moments de joie, et le temps et les événements en auraient fait ce qu’elle est, une pâle copie d’elle-même, comme moi.

Je sais que je mets trop de sens dans ce que je fais.

At the drive-in : Napoleon solo

On frappe à la porte. Ninnog et Alcibiade sont là pour m’emmener à la première étape de la cérémonie. Avant la fermeture du cercueil, les proches se rassemblent pour dire un dernier adieu, comme le dit si bien la compagnie de pompes funèbres. Je ne sais pas si je vais pouvoir.

Arrivé là-bas, nous retrouvons la famille de François. Ils viennent vers moi comme si j’étais des leurs, bien que je ne les connaisse pas. C’est consolant. L’espace de recueillement se divise en deux parties. Une antichambre, et la salle du mort. Les gens disparaissent, disent un dernier mot, repartent, l’air bouleversé. Lorsqu’arrive mon tour, je suis choqué par le cadavre. Arrangé pour être présentable, François ressemble à un mannequin de magasin de vêtement. Il n’était pas envisageable de le présenter tel quel, mais quand même, ce François là n’a rien à voir avec celui que j’aimais.

Il est parti. Je sais qu’il ne voulait pas. Tout ce que j’ai, c’est une statue de cire, destinée à rejoindre la terre. L’absurdité de cette situation est choquante.

Le fantôme est auprès de moi. Il me dit : « tu peux pleurer maintenant ». Alors je pleure. Il n’a pas pu me dire adieu. Je ne sais pas le faire non plus.

Maintenant, il reste le dernier show, si j’ose m’exprimer ainsi. Je me suis cousu une poche intérieure pour y glisser mon discours. Penser aux aspects pratiques, pour ne pas devenir folle. Je monte dans une voiture avec Alcibiade et Ninnog. Leurs visages sont aussi défaits que le mien. Aucune parole n’est prononcée.

Le cimetière est proche, pourtant il faut bien se rendre compte que le voyage sera plus long que prévu. Une foule innombrable attend le corbillard. A vue de nez, je dirais qu’on peut remplir un stade de football avec tout ce petit monde, et cette idée me ferait presque sourire. On dirait que tous les collégiens, lycéens et étudiants de Paris sont réunis ici. Je ne sais pas quelle connexion l’émission de François avait établi avec eux. Peut-être n’est-ce que de la curiosité ? Je ne crois pas. La mort de François est un événement : je n’arrive pas à savoir si c’est la fin de ce court moment de liberté, ou son émancipation. Cela dépend de tous ces gens présents : que vont-ils faire de leur liberté ? Continuer le dialogue, s’unir, chercher ensemble des solutions, ou retourner à sa vie d’auditeur isolé. Il n’y a pas de mauvais choix à vrai dire. La vie n’implique pas d’action politique ou même collective à grande échelle. Malgré tout, je serais déçue si la France se rendormait.

Peut-être ai-je aussi peur de me rendormir. Moi qui pensait avoir réveillé François, peut-être n’ai-je rien compris. Cet esprit d’aventure que nous avons eu, arriverai-je à le retrouver avec quelqu’un d’autre ? Je ne veux pas y penser, pas trahir François. Pourtant, cela devra arriver, sinon je peux aussi bien me suicider et me faire enterrer à ses côtés.

Nous roulons lentement au milieu de la foule. Les gens sont très gentils et évitent les gestes déplacés. Il n’y a pratiquement pas de bruit, comme si la mort aspirait tous les sons autour d’elle.

Arrivé au cimetière-même, je constate que les techniciens de la radio sont venus rendre un dernier hommage à leur collègue et ami, et ont pris l’initiative de construire une petite estrade, et de mettre en place un système d’amplification sonore, pour que tout le monde puisse entendre les oraisons funèbres.

La charge d’ouvrir le bal des hommages m’incombe. Je suis prise d’un léger vertige quand, debout sur l’estrade, un micro à la main, je fais face à la foule. Tant que j’aurai une tâche à accomplir, pourtant, le fantôme me laissera tranquille. Je sors le discours de ma robe et commence à lire :

« Le 15 juin dernier, un homme, après une bonne soirée bien arrosée, décide de rentrer chez lui en voiture. Son chemin croise celui de policiers qui opèrent un contrôle d’alcoolémie. Notre homme roule sans permis, et sait qu’il risque gros si la police l’arrête. Paniqué, il décide de faire demi tour, et s’enfuit. Les policiers décident de le poursuivre. Le conducteur en état d’infraction ne sait pas quoi faire, accélère. Tant qu’ils ne m’auront pas rattrapé, tout ira bien. Arrivé à un carrefour, trop occupé à regarder derrière lui pour ne pas regarder si le chemin est libre, il s’engage et percute le taxi dans lequel François et moi nous trouvons. A la vitesse de son véhicule s’ajoute un angle de percussion qui envoie notre véhicule directement contre un platane. François y perdra la vie.

Ce sont les faits. Mais derrière ces mots se cache la mort de quelqu’un qui, à différents titres, nous était cher : François.

François était un ami, un passeur musical. Il était même devenu, presque malgré lui, une figure de la révolte étudiante. Comme beaucoup parmi nous, il redécouvrait sa liberté, et ne comprenait pas pourquoi la société était figée dans des schémas hiérarchiques dépassés, lui qui croyait dans une démocratie basée sur la parole. Il ne voulait qu’apporter sa pierre au débat, en prenant le risque de donner à écouter ce que ses auditeurs voulaient entendre, et pas ce qu’on avait choisi pour eux.

François était l’homme que j’aimais. Il est rentré dans ma vie par hasard, en est sorti par accident. Il est toujours difficile d’évoquer la mort de quelqu’un. Je ne serais pas capable de vous dire ce que j’ai ressenti à ce moment. Je ne sais même pas si je peux transmettre ce qui se passe maintenant en moi.

François était une présence dans ma vie, une oreille toujours attentive, qui cherchait à donner du sens à notre vie. Ce soir du 17 juin, ce sens m’a été repris. La vie est aussi stupide et dure que ce platane planté au milieu de la rue, pour faire beau, et qui a tué mon homme. Il n’y a rien à dire sur cet arbre, pas de mémoires d’un platane à écrire. Un tel arbre peut vivre des centaines d’années, sans rien comprendre de ce qui l’entoure. Il ne souffre pas quand une voiture le percute. Ce n’est qu’un événement parmi d’autres, parfaitement indifférent.

J’ai vu dans un film une femme dire que la vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas. Depuis que tu n’es plus là, François, mon pauvre François, je peux dire que cette femme, c’est moi.

Repose en paix. Je t’aime »

Le public a applaudi mon discours. Ninnog m’a prise dans ses bras. Je ne sais pas si je devais prononcer ses mots, s’ils étaient juste ou même cohérents. Je me sens vide et incapable d’écouter qui que ce soit.

Dans mon brouillard, il me semble qu’Alcibiade parle de lui comme d’un ami chaleureux, roi de la fête, Ninnog appuie sur la relation privilégiée qu’il entretenait avec les artistes. Cette cérémonie me paraît si longue... Je regarde Virginie, plantée dans un coin. Elle a suffisamment connu François pour être invitée, mais pas assez pour avoir un discours à prononcer. Elle sait que son combat est ailleurs, que sa place n’est pas ici. J’ai l’impression pour ma part de ne plus avoir ma place nulle part.

Jimmy Eat World - Hear you me

Le dernier discours appartient à un jeune homme de 20 ans, représentant les forumers. Je comprends directement pourquoi il a été choisi, car il semble n’avoir aucune caractéristique propre. Juste un étudiant parfaitement banal. Je me demande bien ce qu’il va pouvoir dire.

« Mesdames et messieurs, je vous remercie de l’occasion que vous m’accordez pour rendre un dernier hommage à François. Pourtant, je ne peux pas vous parler de lui, parce que je ne le connaissais pas. Je ne vous parlerai pas non plus de ce qu’il a fait pour nous, parce qu’il y aurait trop à dire.

On dit qu’un DJ est ce qu’il joue. Alors nous, les internautes, voulions jouer le jeu de la dédicace une dernière fois, sur ce morceau que nous avons élu comme le plus adéquat pour des funérailles. Si le groupe veut bien jouer, sa musique saura mieux exprimer nos sentiments que mes mots. »

La mélodie débute, pleine de mélancolie, comme il se doit. Au premier rang, une jeune femme danse. Son geste me paraît déplacé, mais ce n’est pas l’avis de son voisin, qui se cale sur ses mouvements. Peu à peu, la chorégraphie, simple mais gracieuse, s’étend aux différentes rangées. En contaminant la foule, elle s’embellit. Les mouvements s’amplifient, comme si la foule unie saluait une dernière fois celui qui avait su lui donner de la bonne musique.

Le danseur géant nous dit que les actions de François ne se perdront pas, que sa mémoire est inscrite dans les corps.

A la fin tout le monde danse. Un hélicoptère filme cet ensemble si beau et si ordonné. Si triste aussi. J’espère que les gens devant leurs télévisions pleureront en voyant ces images, en voyant ce que pouvait provoquer cet homme. Mon homme.

Rien ne me le rendra. Quand la musique s’arrête, le cercueil est enfin enfoui sous terre, enterré. La foule s’éparpille. C’est terminé.

Et je reste finalement seule avec mon fantôme devant la tombe.

Je ne pense à rien.

Il faudra bien que ma vie recommence, mais je ne vois pas comment.

Pauvre de moi.

Pauvre François.


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