- Mémoires d’un platane, épisode 20
- Des hommes - Laurent Mauvignier - 2009
- Mémoires d’un platane, épisode 19
- Mémoires d’un platane, épisode 18
- Les années de Annie Ernaux
- Mémoires d’un platane, épisode 17
- Mémoires d’un platane, épisode 16
etc.

Autres piges de
Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie

- Secrets de famille (sortie le 10 Mai)
- TV on the Radio : Dear Science
- Mémoires d’un Platane, épisode 9
- Le clip du jour : Deichkind
- Mogwai : Mr Beast
- Steak, un film de Quentin Dupieux
- Speed Racer
- Nine Inch Nails : Year Zero
etc.


O
ù kon est ?
> Rubrix > Free our librarians

Mémoires d’un platane, épisode 19

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le mercredi 26 mai 2010.

Pour cet avant-dernier épisode, on retrouve enfin François, le héros préféré des petits et des grands.

Pour une fois, cet épisode se passe le même jour que le précédent.

Bonne (longue) lecture.

Découvrez la playlist Episode 19 avec Tahiti 80

François - 17 juin

Jay - Jay Johanson - Alone Again

Ils m’ont tous lâché. Quand le drame s’est produit. Je ne m’y attendais pas. Nous étions au sommet, prêt à changer la France. Nous avons changé le programme, dépassé de notre case. Quand la foule s’est regroupée devant le ministère, les auditeurs étaient en fusion. Le forum a reçu un pic de réponses ce jour-là. Tout le monde voulait être là, avec les parisiens, avec les manifestants. Puis les policiers ont chargé, et personne n’était d’accord sur la raison du pourquoi, mais le choc était partout égal. Comment peut-on se faire piétiner par une belle soirée de mai ?

J’aurais voulu donner la parole à ceux qui étaient là, que la discussion ne s’interrompe pas, qu’on n’oublie pas que tout cela s’est passé pour des raisons politiques. Mais on m’a coupé la parole, parce que l’émission était trop subversive. Les médias n’ont traité que l’aspect superficiel des choses, filmé la tristesse de la famille, qui ne comprenait pas, parce qu’il n’y avait rien, absolument rien à comprendre. Aucune loi ne peut empêcher un mouvement de foule. Malheureusement, les évidences ne sont pas reconnues quand il s’agit de détourner l’attention. Alors les jeunes, et leurs problèmes, ont été zappés.

Maintenant, il n’y a que du ressentiment, un besoin de parler, d’en parler, qui ne trouve aucun accomplissement, et qui risque chaque jour plus de se transformer en colère, en violence.

Moi aussi j’aimerais en parler. De ce que ça fait d’avoir provoqué tout cela, alors que tout ce que je voulais était, modestement bien sûr, libérer les oreilles de mes auditeurs, les amener à trouver et exprimer leurs vrais goûts. Je suis de plus en plus seul. Plus d’auditeurs. Plus d’Alcibiade, porté disparu. Plus de Ninnog, qui s’occupe de Virginie. Et aujourd’hui plus de Veronika, qui s’est isolée tout à l’heure pour répondre au téléphone, et a par la suite prétexté d’une commande urgente pour s’enfuir.

Bon, je vais pas me laisser déprimer tout seul dans mon appartement. Juste parce que je suis déçu, trahi et que le pire est à venir. Après tout, ma vie a toujours été plus ou moins vilaine, pourquoi changerait-elle maintenant, juste parce que j’ai rencontré la femme la plus merveilleuse du monde ? Ces derniers mois ont été extraordinaires, rien ne pourra me l’enlever. J’aimerais un futur qui soit aussi beau, mais ce n’est simplement pas possible.

Faisons-nous un café, et réfléchissons. Tout ne va pas si mal, vraiment, ça pourrait être pire.

Les larmes me coulent des yeux. J’ai beau simuler, je n’y arrive pas. Cette situation est véritablement atroce.

Je bois mon café, et j’allume l’ordinateur. Voyons ce qui se passe sur le forum, qui lui tourne encore, jusqu’à quand, ça je ne sais pas. Il y reste encore pas mal de monde, ce qui est une petite consolation.

Dario Marianelli - Knives & Bullets (and cannons too) (bande-son V pour Vendetta)

Quels sont les nouveaux messages ? Des annonces de concert, des liens vers de nouveaux groupes, des discussions sur le mouvement étudiant, bien sûr. Commençons par le plus récent : « Soutien à François, ce soir !!!!!!!! » Voilà qui fait plaisir, ce message m’est déjà sympathique.

L’avatar du posteur initial est plutôt menaçant : une image du héros de V pour Vendetta, portant le masque de Guy Fawkes. Pas forcément un bon signe mais dans cette ambiance de revanche, je ne suis pas étonné de voir émerger ce genre d’imagerie. Qu’est-ce que ça dit :

« Fatigué de tourner en rond à attendre que tout explose ? Envie de faire quelque chose ?

Fatigué de discuter sur le meilleur moyen de faire revenir François à l’antenne ? Envie de faire quelque chose ?

Fatigué de voir que chaque bout de liberté qu’on nous donne, est immédiatement repris ? Envie de faire quelque chose ?

Ce quelque chose, c’est ce soir que nous le ferons ! »

Post intéressant pour lancer un sujet, reste à voir comment vont réagir les autres. Les premières réponses arrivent vite : doute d’abord, de voir un inscrit avec peu de messages proposer quelque chose de manière à la fois aussi directe et aussi mystérieuse. Après une dizaine de messages, il semblerait qu’un consensus se fasse autour de la nécessité de ce mystérieux V à préciser sa pensée.

« Ce soir, à 22 heures précises, rendez-vous à l’endroit d’où tout est parti, et d’où tout peut repartir. Il est temps de réclamer ce que nous avons perdu. Si vous voulez me rejoindre dans cette conjuration, portez le même avatar que moi, et je vous expliquerai en mp de quoi il en retourne. La clé de notre réussite réside dans notre capacité à garder le secret »

Voilà qui devient étrange. En rafraichissant la page internet, je vois de plus en plus de gens porter le masque, et à vrai dire, je trouve ça inquiétant. Comme si un virus se propageait, comme si les forumers perdaient peu à peu leur individualité. Il me semble que ce nouvel usager n’a pas compris l’esprit de cet espace de discussion. Je vais lui envoyer un petit message pour recadrer tout cela.

Tahiti 80 - Changes

Oh mon cœur, putain d’interphone qui me foudroie au moment de taper. Qui cela peut-être ? Veronika, qui se rappelle que je suis son plus beau chantier ? Alcibiade, revenu de l’Hadès pour s’excuser de s’être barré comme un lâche ? Ah non, Ninnog. C’est bien quand même. Virginie est derrière elle.

« Salut François, désolé de pas avoir appelé avant de passer. Veronika m’a appelée pour faire du baby-sitting ici, vu qu’elle est occupée. J’ai amené Virginie qui est aussi psychologiquement en vrac, j’espère que ça te dérange pas. Vous pourrez échanger sur vos traumatismes, ça va être sympa. Bon, c’est pas bien de se moquer, parce que la situation est grave, mais sérieusement, si vous ne vous forcez pas à penser à autre chose, vous allez en mourir.

Ouais, ok . On peut commencer par boire quelque chose »

Bon, inutile de vous raconter ce qui se passe maintenant. Le genre de discussions de gens qui, au vu des circonstances, n’ont pas forcément grand chose à se dire, mais qui par pure politesse essayent d’échanger. J’ai vite senti la réticence de Virginie à parler politique, à cause de cette grosse cicatrice encore loin d’être refermée. Le problème est que je ne connais pas cette fille au delà de cet aspect, difficile pour moi d’aborder les bons sujets de conversation. D’où patinage, et blancs. D’où dépression encore plus forte.

« Et si on sortait un peu, faire un tour en ville ? Après tout, il fait beau, ce serait dommage de ne pas en profiter. »

Ninnog a raison. Il n’y a rien d’autre à faire. Alors, sortons.

Il est déjà 19 heures, et nous longeons les quais. Je suis toujours surpris par l’indifférence du monde à notre égard. Que nous souffrions ou éprouvions la plus grande joie, le paysage reste le même. C’est une question d’acceptation au final. Je suis bien fatigué moi. Prendre l’air est bien une bonne chose pour moi.

Nous sortons du restaurant, il est à peu près neuf heure et demi. Manger est définitivement une activité qui procure beaucoup de satisfaction, surtout quand on peut se permettre une bonne adresse. Ninnog veut que nous coupions à travers la ville pour rentrer. Je n’aimerais pas trop passer par l’itinéraire proposé, car je n’ai pas très envie de passer devant les locaux de la radio. J’ai toutefois un peu trop bu pour avoir la force de résister à son injonction. Alors allons-y.

Le temps d’arriver devant les locaux il est déjà presque dix heures. Il fait nuit à présent, mais la place est suffisamment éclairée pour qu’on voie des échafaudages recouverts d’une bâche sur l’immeuble qui jouxte la radio, et que je n’avais jamais remarqués auparavant.

Quelques badauds, plutôt jeunes, trainent devant mon ancien lieu de travail. Il faut dire qu’après les événements, il y a eu une certaine médiatisation, et puis je crois que pour certaines personnes, ce lieu a pris de la valeur, comme étant un endroit ou une certaine liberté d’expression a existé. Je serais assez fier de ce changement de point de vue, mais il peut aussi bien s’agir de curiosité, ou d’un pur hasard.

Maintenant que nous sommes là, laissez moi vous décrire l’endroit : il s’agit d’une place piétonne, ce qui est assez rare dans la ville. Entre les grands immeubles partent de petites rues. Cette place est assez ancienne, et si elle ne présente pas tous les avantages nécessaires à des immeubles de bureaux, certaines entreprises y sont installées pour des raisons de standing et de bien-être de leurs employés. Pour ce qui est de ma radio, la raison est encore plus prosaïque : c’est au dernier étage de cet immeuble que tout a commencé, dans la clandestinité et l’insouciance juvénile. Au fur et à mesure de l’expansion de l’audience, les locaux se sont étendus de plus en plus aux appartements voisins, jusqu’à occuper tout l’immeuble. Seul l’appartement initial est resté en état, transformé en musée (en garçonnière pour le chef d’antenne aussi, dit-on, mais même Alcibiade n’a pu confirmer cette rumeur).

Voilà, c’est tout ce qu’il y a à en dire. Allons-nous en maintenant.

Queen - Radio Gaga

Il y a de plus en plus de bruit autour de nous. Nous nous dirigeons vers une des rues adjacentes, et là, le choc : il y a au moins milles personnes, jeunes essentiellement qui arrivent dans notre direction. Ils me voient et, à ma grande surprise, crient : « François, tous là pour toi ! ».

Que se passe-t-il ? Nous retournons vers la place, et il en arrive de partout. Je regarde ma montre : 22 h pile, et la foule est innombrable.

Qu’attendent-ils ici ? Est-ce le résultat de l’action commencée sur le forum ? Mais il n’y a jamais eu autant d’inscrits ! Même en imaginant que les gens se soient contactés, rassemblés, aient embrigadé leurs amis, ce résultat est stupéfiant. Tous les regards sont tournés vers l’échafaudage. Et si en fait tout cela était un gigantesque happening d’art contemporain ? Ou un film en train d’être tourné ?

Un énorme bruit de tissus froissé me fait me retourner. Sous la bâche se cachait une scène de concert ! Un homme monte sur scène. Je ne vois pas très bien qui c’est mais ses gestes et sa façon de s’habiller me donnent une idée. Serait-ce possible ?

« Et bien, merci à tout le monde d’être venu ! Pendant deux heures, cette place est à nous ! On a des groupes, on a du son, on a tout ce qui faut pour passer un bon moment. Et surtout, on a François ! (La foule hurle en entendant mon nom. Je ne me savais pas si populaire.) Allez François, rejoins-nous sur scène pour lancer la soirée ! »

Le bâtard ! C’est bien Alcibiade sur scène. J’aurais dû me douter du traquenard, dû me douter que Ninnog ne m’avait pas amené ici par hasard. J’en ai les larmes aux yeux. Pendant que je me dirige vers la scène, Ninnog et Virginie à ma suite, le séducteur grec nous joue Radio Gaga. Le bruit des milliers de personne sur la place frappant des mains pendant le refrain me donne des frissons dans le dos. Radio what’s new ? Bonne question, mais je pense qu’avec tout ce monde, c’est un signal fort que nous envoyons. Je monte sur la scène, et je vois tous les portables et appareils photos pointés sur moi. Demain, il y aura des centaines de vidéo sur les réseaux sociaux. Reste à éviter le pétard mouillé.

« Bonjour les amis. Vous m’avez manqué (dans la foule j’entends des tu nous a manqué aussi). On va faire l’émission en direct ici. On a des groupes pour jouer les morceaux. On va avoir besoin de messages personnels à faire passer. Et ce soir tout est possible : je ne veux pas de râteaux devant tant de monde. (Des rires un peu partout. Tout se passe bien). Ok, je cède ma place au premier groupe... »

Heureusement, les musiciens s’installent déjà pendant la fin de mon speech. N’ayant rien organisé, je navigue un peu à vue. Mais je vois qu’Alcibiade a bien fait les choses. Je me dirige vers les coulisses, croise différents groupes huppés de la capitale, en train de discuter avec de très belles femmes, ce qui ne me surprend plus, depuis que je sais qui est derrière tout cette affaire.

Très vite, je heurte des lèvres bien familières

« Alors, François, comment va depuis cet après-midi ?

Mieux. J’ai eu peur. Peur que tu me laissais. Ne me fais plus jamais ça, c’est trop pour moi. Je t’interdis de m’abandonner, tu m’es trop précieuse. Je t’aime.

Moi aussi. Il fallait que je le fasse. Que je joue ma V pour Veronika. J’ai bien réussi, non ?

J’aurais dû faire le lien, je suis idiot. J’ai cru que tu m’abandonnais, et en fait, tu étais là, pour moi. Tu es si merveilleuse »

J’ai embrassé Veronika avec une fougue que je ne me connaissais pas. Je sais bien que tout cela peut paraître cliché, mais quand une femme arrive à mobiliser une telle foule pour vous, comment ne pas se sentir soulevé par l’amour ?

J’essaie de reprendre mon esprit, et d’animer la soirée aussi bien que je le peux. Les dédicaces passent bien, des couples se forment, tout le monde s’amuse bien. Ninnog en profite pour jouer un morceau de son nouvel album, et vraiment je n’avais pas pensé à organiser de concerts autour de mon émission, mais il semble que ce concept soit excellent. Je vois Virginie s’approcher de moi.

« François, je peux te demander quelque chose ?

Bien sûr, je t’en prie

J’aimerais passer un message à la foule. L’occasion de boucler la boucle, de faire le deuil.

J’allais te le proposer. Cela paraît évident. Fais-nous un beau discours, et on conclura là-dessus. »

Etant donné les circonstances, je m’attends à quelque chose de poignant. La foule semble être de mon avis, car quand je l’annonce, tout bruit cesse immédiatement. Virginie avance lentement sur la scène : elle tente de mobiliser tout son courage pour accomplir sa tâche. Je la devine impressionnée devant tout le public massé en face d’elle, qui attend l’exceptionnel, le clou d’une soirée vouée à rentrer dans la légende.

« Bonsoir, tout d’abord. Je suis très émue ce soir, de parler devant vous, j’espère que vous me pardonnerez, si mon discours n’est pas aussi fluide, mes mots pas aussi précis qu’il le faudrait. C’est très dur. Depuis quelques jours, je porte avec moi un poids qui me rend folle. Je ne peux m’empêcher de penser : si tu avais fermé ta grande gueule de râleuse, cette fille, de ton âge, quelqu’un que tu aurais pu connaître, serait encore vivante.

En venant ici, je n’aurais jamais pensé voir autant de monde, autant de joie. Comme un message : malgré la mort, nous vivons. Je l’avais oublié. Merci de me l’avoir rappelé. Depuis quelques jours, il y a une telle tension, que cette fête me semble être la seule réponse qui ait un quelconque sens. Deux personnes qui se sourient peuvent se parler, agir ensemble, la clé est là, j’en suis certaine. Nous avons beaucoup à demander, et luttons pour y arriver. Mais nous ne menons pas un combat, il ne s’agit pas de gagner à tout prix. Il s’agit de se faire entendre, de se faire comprendre, de trouver un accord.

La seule victoire à laquelle nous puissions prétendre, est celle de la joie. C’est une belle victoire. Ce soir ne doit pas être la fin de quelque chose, mais un nouveau départ, une chance de corriger nos erreurs, la possibilité d’espérer de nouveau.

Merci de me redonner cet espoir. »

Je regarde mes amis, Alcibiade et Ninnog, je dévore Veronika des yeux. Je suis très content d’avoir vécu ce moment avec eux. Virginie nous rejoint, accompagnée par les applaudissements de toute une génération, réunie ici devant ce lieu qui est enfin redevenu un lieu de liberté. Je pense qu’on peut être fier du travail accompli aujourd’hui.

Voilà, à présent c’est fini. La place se désemplit progressivement. Par miracle, la police n’est pas intervenue. Je vais rester pour aider à démonter le matériel. Entre les spécialistes et les étudiants, le contact passe bien, et tout va aller très vite à présent.

Il est deux heures du matin. Je ne sais pas si cette soirée aura l’impact voulu sur la direction de la radio, mais nous avons prouvé qu’il pouvait y avoir un espace de liberté, au moins pendant deux - trois heures. Il est temps de rentrer. Je marche un peu avec Veronika, mais toutes ces émotions m’ont un peu fatigué. Je propose de prendre un taxi. Par chance, en voilà un qui arrive directement.

Le morceau de Thursday

Je m’installe tranquillement à l’arrière, avec mon amie à ma gauche. Je regarde distraitement le paysage parisien défiler. La ville a l’air si merveilleuse, si pleine d’énergie ce soir ! Au carrefour, je vois arriver une voiture, qui roule très vite. N’est-il pas fou celui-là d’aller à cette vitesse ?

Il grille le feu rouge.

Il nous percute.

La voiture part en vrille, tourne à toute vitesse. Le choc est terrassant. J’ai peur. Mon regard attrape celui de Veronika. J’ai juste le temps de tourner la tête qu’un platane s’approche dangereusement de la portière contre laquelle je suis assis. Pas le temps d’enlever ma ceinture. La collision est inévitable.

Ne pas mourir maintenant. S’il vous plaît... pas maintenant.


Free our librarians