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Mémoires d’un platane, épisode 17

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le vendredi 14 mai 2010.

Après le drame, les larmes. Début de la cinquième et dernière partie. La fin est proche.

Pour cette partie, la règle change : à chaque chapitre un narrateur différent. Aujourd’hui on verra comment Ninnog va tenter de consoler Virginie. C’est pas gagné.

Découvrez la playlist Episode 17 avec Mogwai

Ninnog, 1er juin

Mogwai - Glasgow mega snake

Je ne sais pas comment cela va se terminer. La situation peut empirer. Je ne peux y penser, mais c’est possible. J’ai peur. Je ne sais pas ce que je fais là, comment je me suis fait embringuer dans cette histoire.

Moi, Ninnog, vedette de la chanson populaire, idole des adolescentes pré-pubères, prise au milieu des luttes étudiantes, et de leurs terribles conséquences.

Une femme est morte hier, écrasée par la foule, paniquée face aux policiers. Je ne peux pas le comprendre, encore moins l’accepter. C’était presque une enfant et elle est morte. Je ne peux pas le changer.

Je ne suis pas responsable de cette mort. Je n’ai pas prononcé de discours, pas chargé les jeunes, pas marché sur son visage. J’étais là, dans ce bureau du ministère, avec les représentants étudiants, par pur hasard, parce qu’Alcibiade avait une liaison avec une des chefs du mouvement. J’étais là, où cette fille est morte. Je ne sais pas comment l’encaisser, alors même que je n’ai rien à me reprocher. Qui peut prévoir la panique ? Qui est responsable ? Personne ?

Je suis chez moi, ce cocon, ce havre où je me repose du regard des autres. Mais ce regard-là, même si je ne l’ai pas vraiment vu, même si je l’imagine seulement, me hante. Après les événements, j’ai amené Virginie ici. Je voulais la protéger de la presse, de la foule, d’elle-même. Aussi difficile que ce soit pour moi, son enfer ne peut être comparé au mien. Si elle s’était tue, pas de rassemblement, pas d’émeute, pas de mort.

La cruauté de cet événement est saisissante. Virginie à provoqué une réaction, un vrai mouvement populaire, et je connais ce pouvoir, ce qu’il a de grisant. On se sent écoutée, on se sent puissante, on se dit : « oui, si je leur dis allons nous rassembler devant le ministère de l’éducation, ils vont le faire, ça va marcher ».

Mais quand quelqu’un meurt, à quoi pense-t-on ? A quoi pense-t-elle ? Elle est assise sur le lit dans ma chambre d’amie. J’aimerais qu’elle se repose, mais je l’entends pleurer. J’aimerais avoir les mots pour la rassurer, mais je n’écris même pas mes textes. Je suis un vecteur, je fais passer les émotions des autres, les fait miennes. Veronika comprend les gens, et peut-être aurait-elle les mots, mais elle a déjà bien à faire avec François. Lui aussi a sa part de responsabilité. Je sais pas où ils sont, ce qu’ils font, et je veux pas vraiment y penser, parce que c’est déjà assez compliqué pour moi, avec ces larmes que j’entends couler dans la pièce à côté.

Alcibiade est parti. Nous étions dans la salle de réunion, avons entendu la foule dehors, sommes sortis et il n’était plus là. Disparu. Le lâche. L’égoïste. Le salaud. Comment a-t-il seulement pu ? J’aimerais aussi partir, mais je reste là, à attendre que Virginie reprenne un peu ses esprits. C’est ma responsabilité. Etre là pour elle parce qu’il n’y a plus personne, maintenant.

En attendant, je vais dans le salon, et j’allume la télé pour savoir ce qui se passe. On parle de tension, de calme avant la tempête. Il y a évidemment du ressentiment, quelques voitures qui ont brûlées cette nuit, parce qu’il fallait bien un prétexte pour le faire, mais de l’avis de tous, le pire est peut-être à venir. Les syndicats étudiants se réunissent sur la démarche à suivre. Les médias ont mis un nom et une photo sur la victime : Stephanie, une étudiante en mathématiques de 21 ans, rien de particulier à signaler. Ses proches disent qu’elle voulait faire partie de ce mouvement, de cette énergie qui se rassemblait. Elle n’avait rien d’une casseuse, rien d’une révolutionnaire, je ne pense même pas qu’elle était engagée. Maintenant, elle est morte. Rien de ce qui pourra être fait n’y changera rien.

Mais il reste que la situation peut encore être pire. Que se passerait-il si la lutte se radicalisait ? Si les étudiants déclarent la guerre au gouvernement. Cela paraît fou de penser cela en France, et malgré tout, il y a une telle rancœur mêlée à la peur de l’avenir, une colère contre les différents gouvernements qui se sont succédés et qui n’ont pas réussi à créer les conditions d’une vie épanouie. J’ai peur que les mots n’aient plus de force, et que la violence prenne la place.

Air - Cemetary party

Il faut que Virginie calme ses pleurs, et agisse. L’émission de François doit servir à rétablir le dialogue. C’est une nécessité. J’éteins la télé, et je l’appelle. La sonnerie retentit dans le vide. Veronika finit par décrocher :

« Allo Ninnog. Où es-tu ? Tout va bien ? J’ai entendu dire que tu étais au ministère de l’éducation supérieure quand il y a eu tous ces troubles, mais je ne sais pas ce qui s’est passé après.

Ne t’inquiète pas Veronika. Tout va bien pour moi. Virginie est avec moi, elle a plus de mal à s’en remettre. Elle se sent coupable. Elle a tort. Ce n’est pas de sa faute. D’accord avec toi, mais ça va être difficile de le lui faire comprendre. Je comprends. Je suppose que tu veux parler à François. Si possible oui Je vais essayer de te le passer, mais ça va être compliqué. Il n’est pas très présentable pour le moment. Je peux imaginer, mais c’est important. Je sais pas si j’ai jamais eu autant besoin de lui parler. Je vais voir ce que je peux faire.

L’attente est longue. Je ne sais pas ce qu’elle fait. Doit-elle le tirer jusqu’au téléphone ? Quand François prend enfin le combiné dans la main, je comprends mieux : sa voix est usée, comme s’il n’avait pas dormi depuis les événements et probablement n’a-t-il véritablement pas trouvé le sommeil. Il y a autre chose : à travers le combiné, j’entends la défaite, la tristesse de l’espoir déchu.

Allo François. Je vais pas te demander si tu vas bien, ce serait ridicule dans la situation. En effet. Ecoute, ce n’est pas fini. Les choses vont mal, elles peuvent être pires. Il faut rétablir le dialogue, désamorcer la bombe. Je ne vois que ton émission pour y arriver. Qu’est-ce que tu prévois, quel est le programme pour ce soir ? Rien. C’est fini. Plus d’émission. On m’a retiré de l’antenne, de toute façon j’ai plus rien à dire. De toute façon la trace que je laisse est celle du sang sur le trottoir. Alors, à quoi bon ? J’ai essayé, j’ai échoué. Tant pis. Retour à la consommation de masse.

Je m’attendais à ce genre de réaction. Elle est parfaitement humaine. François a sa part de responsabilité, comme tous ceux qui ont fait partie de cette chaîne de causalité. Nous connaissons une partie de cette chaîne, mais pas l’intégralité : que savons-nous de la victime ? De ses amis qui ne l’ont pas protégée, des flics qui ont chargé ? François a sa part, parce que sans lui, rien ne serait arrivé, mais il n’est pas coupable. J’aimerais le lui dire, mais je ne sais pas s’il peut écouter.

Tu sais Ninnog, la politique ne m’intéresse pas. Pour moi, la musique a toujours été première. Je ne voulais que créer un espace de discussion, que les gens se retrouvent et parlent de ces morceaux qui traînent dans leur tête. C’est bizarre, non quand on y pense ! Je voulais que les gens discutent, et on a crée un forum. Et je me disais ce serait mieux si les gens se parlaient en face, mais quand ils se sont retrouvés, le résultat...

Sa voix se perd.

Tu ne peux pas tout réduire à cela. Ce n’est qu’une des émanations de l’émission. Et puis, c’est le 20 h qui a mis le feu aux poudres. Tu ne portes pas tout le poids sur tes épaules. Tu as causé du mal, mais aussi du bien. Faut pas l’oublier.

J’attends sa réponse, qui ne vient pas. Ce n’est pas de la coquetterie, mais la tristesse ronge le cerveau de François, l’empêche de réfléchir.

Je ne porte pas tout le poids. Mais ce que je porte me paraît aussi lourd que si on m’avait mis à la place d’Atlas. J’ai pas les épaules pour cela. Je comprends ce que tu essaies de faire. Je veux même bien penser que l’émission a un autre rôle à jouer, un autre mouvement à organiser, qui permette de tourner la page. Mais je n’en suis pas capable, pas maintenant. Je te souhaite une bonne journée Ninnog, enfin, au moins meilleur que la mienne. Au revoir.

Et il a raccroché.

Placebo - Hang on to your I.Q.

Ma main explore mes cheveux, y cherche une réponse à tout ce bordel. Mes amis ont implosé. Je ne peux pas croire que ce soit la révolution, mais tout semble possible. Je rallume la télé, espérant y voir une évolution positive, une raison d’espérer. Dans les débats, les leaders étudiants sont remplis de colère, et annoncent tout d’abord une marche silencieuse en mémoire de la martyre, puis dans les jours qui suivent de nouvelles actions, parce qu’elle ne peut pas être morte pour rien. Le problème est qu’on ne sait pas ce que vont faire les autonomes, c’est-à-dire les casseurs, et qu’on ne sait pas quelles actions sont prévues, et qu’on voit qu’il y a beaucoup de rage contenue, et qu’on sait que ça peut éclater.

Je vais me préparer un thé, laissant les analyses se dérouler au fond. Un microcosme qui parle d’événements qu’ils ne comprennent pas. La masse des étudiants bouge, a sa propre volonté, et ne leur obéit pas. Pendant ce temps, l’eau chauffe, les bulles s’accumulent à la surface de la casserole. Ca au moins je contrôle. Dans cette maison au moins, j’ai besoin de savoir que j’ai le pouvoir de décision. L’ordre qui règne dans ma cuisine, le silence de ces lieux, sont un réconfort qui est modeste, bien sûr, mais bon à prendre. Je dois reprendre la main, et agir pour que tout ne s’effondre pas.

Commencer par Virginie. Elle a pleuré toute la journée, donc je suppose qu’elle a soif. Pas facile de taper à la porte quand on a une bouteille d’eau dans une main, et une boîte de mouchoirs dans l’autre, mais j’ai une tête dure de Bretonne, et cela ne peut pas avoir que des inconvénients.

Comme je l’imaginais, elle est assise sur le lit, le visage entre les mains. Quand je rentre, elle lève les yeux vers moi, rouges bien sûr. La situation a beau ne pas complètement sortir d’un lieu commun, tel qu’on pourrait en trouver dans mes chansons, je ne suis pas sûr de m’en sortir si facilement. Mais je dois. Mes doutes, mes peurs sur la situation ne pèsent rien à côté des siens. Je veux ramener d’entre les morts, la Virginie qui était, celle qui a su trouver les mots pour peser sur les cœurs des étudiants. Sans elle, rien n’est possible.

« Virginie, je vais pas te demander comment tu vas, parce que c’est évident. Dans un oeil je vois la culpabilité, dans l’autre le doute. Tu te sens responsable de la mort de cette petite, te dis que tu aurais pu être à sa place, et c’est vrai. Mais si tu regardes les infos, tu verras que cette situation n’est rien à côté de ce qui risque d’arriver. Tu dois te ressaisir, autant que possible.

Pour provoquer encore une autre catastrophe ?

Pour en éviter une autre.

Pourquoi moi ? Après tout, je suis qu’une militante comme les autres, qui a couché avec la bonne personne pour atteindre un autre niveau de médiatisation. Pourquoi quelqu’un d’autre ne ferait pas ce que j’ai à faire ? Pourquoi penser que je suis irremplaçable ?

Personne ne l’est. Si tu ne parles pas, quelqu’un le fera pour toi. C’est sûr. Mais comment être sûr qu’il aura les mots nécessaires ?

Mais je ne les ai pas, moi, ces mots.

Tu peux les avoir. Tu dois. Parce que sinon, ton histoire sera celle d’un échec, celle de quelqu’un qui a foutu la merde et n’a pas assumé.

Je n’assume pas du tout. C’est trop pour moi. Comment assumer la mort de quelqu’un ? Comment assumer que tout le monde veuille se foutre sur la gueule ? Je n’ai jamais voulu tout cela. Juste un système éducatif équilibré, qui donne une chance à chacun, donne une véritable indépendance aux scientifiques. Je ne suis pas révolutionnaire, je veux simplement exercer mon rôle de citoyenne dans une démocratie. C’est trop demandé ? Pourquoi faut-il que tout le monde soit si stupide ? Pourquoi n’y a-t-il jamais de dialogue, juste un ensemble de personnes qui se hurlent dessus si forts, et pourtant ne s’entendent même pas ? Je comprends rien de ce monde.

Tu en fais pourtant partie. Tes actions ont un sens. Des gens t’écoutent. Tu ne les vois simplement plus. Ils attendent tes paroles.

Je suis pas le messie.

Tu as une voix. Une voix qui porte.

Virginie ne répond pas. J’ai l’impression d’être dans un duel et je ne veux pas de cela. Je suis là pour la réconforter, et plus je parle et plus elle se recroqueville sur elle-même. Elle ne veut plus rien faire , oublier. Ce qui pourrait lui arriver de mieux est qu’on la laisse tranquille, et qu’elle puisse se reconstruire. Redevenir une étudiante sans histoire, prise entre deux histoires d’amour simple, qui va aux manifs parce qu’il fait beau, qui refait le monde avec ses amis. Pas insouciante, parce qu’aucune vie n’est complètement innocente ni dénuée de soucis, mais du moins seulement responsable d’elle-même. Pour beaucoup d’entre nous, ce poids est déjà dur à porter. Mais je dois lui demander d’en porter plus, parce qu’elle est faite pour cela.

« Tu sais Virginie, je vais te dire quelque chose. Il y a de nombreux talents qu’on peut avoir, et ils peuvent rester complètement inutilisés. Toi et moi avons la chance de pouvoir bouger un public. Tu peux parler à une masse, et ta voix, tes mots, font que chacun se croit le destinataire du message, et plus important, se croit obligé d’y réagir.

Tu peux garder ce talent inemployé, mais je pense que c’est du gâchis. Une saleté de gâchis même. Le combat qui nous attend n’est plus celui de la réforme de l’éducation nationale, mais celui de la jeunesse contre l’Etat, et ce n’est plus un bon combat. Il ne peut mener qu’à des larmes, à encore plus de drame qu’il n’y a déjà eu. Alors, il faut que tu pèses de tout ton poids pour que ça n’arrive pas, que tu rétablisses le dialogue. Après, tu pourras disparaître, écrire un livre, faire des gosses, je m’en fous. Mais tu dois, et moi aussi si je peux, éviter cette guerre civile. »

Virginie ne me répond pas. Elle a l’air fatigué, triste et résignée. Mais elle va le faire. Ses yeux me disent : j’ai juste besoin de temps. Et peut-être un peu de foi, me ferait du bien.

J’ai foi en elle.


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