- Mémoires d’un platane, épisode 20
- Des hommes - Laurent Mauvignier - 2009
- Mémoires d’un platane, épisode 19
- Mémoires d’un platane, épisode 18
- Les années de Annie Ernaux
- Mémoires d’un platane, épisode 17
- Mémoires d’un platane, épisode 16
etc.

Autres piges de
Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie

- Land of the dead contre La guerre des mondes
- Ken Park
- La légende de Zu : Tsui Hark contre Pollock
- Mémoires d’un platane, épisode 10
- Foals - Total life forever
- Les mandarins de Simone de Beauvoir (1954)
- Charlotte Gainsbourg / 5 : 55
- L’Atalante
etc.


O
ù kon est ?
> Rubrix > Free our librarians

Mémoires d’un platane, épisode 18

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le mardi 18 mai 2010.

Prenons de la distance avec le traitre Alcibiade, qui prépare déjà un plan pour revenir en triomphe.

Découvrez la playlist Episode 18 avec The Wannadies

Alcibiade - 17 juin

Jarvis Cocker - I never said I was deep

Le bruit des vagues me berce et me console. Le soleil se reflète sur l’eau, et me brûle les yeux. Je détourne le regard ; j’en ai l’habitude maintenant. Il le fallait. Tout le monde me déteste à présent. Mais il le fallait. J’ai trahi mes amis, les ai laissé tomber. Mais il le fallait, pour moi.

Ont-ils été surpris de ne plus me voir ? Pourtant ils auraient dû savoir que je ne tiendrai pas le choc. M’en ont-ils voulu ? Pourtant ils auraient dû savoir que je fuirai, que c’était trop pour moi. Ai-je déçu leurs attentes ? Pourtant ils savent que je ne pense qu’à moi.

Les questions et les doutes se succèdent comme les vagues. Flux et reflux, plus ou moins forts, comme une marée. Il faut leur répondre, se reconstruire très vite, parce que je suis Alcibiade le séducteur, le gagnant. Pour l’instant, ici, personne ne sait qui je suis, et donc personne ne me juge. Ce serait parfait si je cherchais à disparaître, mais ce n’est pas non plus ma nature. Je suis parti pour mieux revenir en gagnant. Reste à savoir comment.

C’est une petite plage ici. Quelques familles de riverains, mais étonnamment peu de touristes. Ils sont tous massés un peu plus loin, au plus près de la grande ville. Je comprends bien leur manque de curiosité. Pourquoi s’embêter à aller loin de l’hôtel, à explorer ? Je ne voudrais pas remettre en cause le conformisme, surtout quand il me permet d’être suffisamment isolé pour réfléchir tranquillement. Pas de musique pour une fois. Se concentrer. Elaborer un plan.

Mon ordinateur portable est posé sur mes genoux. Le sable risque de s’infiltrer entre les touches, ce qui m’est bien égal. Je ne sais pas encore à quoi il va me servir, mais il est certain que je n’irai pas loin sans lui. Bien sûr, il aurait fallu ne pas partir, être fort, consoler Virginie, rassurer François. Paris était pour moi tachée de sang. J’en sentais partout l’odeur. Tellement absurde, et je ne pouvais rien faire. Et j’étais là. Maintenant, je n’y suis plus. Est-ce à dire que j’ai encore moins de pouvoir ?

J’avais besoin de prendre mes distances, d’avoir l’insouciance de ces gens qui ont peut-être entendu qu’il se passait quelque chose de grave en France, mais ne peuvent en comprendre les tenants et les aboutissants. Qui se disent : tout cela est tellement absurde, que ce ne peut pas être vrai. Une bulle de savon, qui grossit pour mieux éclater en de chatoyantes petites lumières. Besoin de me laver l’âme, aussi con que puisse paraître cette expression. Je suis pas bête, je sais que ce n’est pas en fuyant qu’on peut assumer. J’ai réagi à l’instinct, me suis protégé avant de devenir fou. Il fallait que je récupère avant de passer à l’action. Dix jours passés au bord de l’eau, à draguer mollement des touristes coréennes. Courir, faire du vélo, soulever des poids, avoir le corps le plus affuté. Le corps et l’esprit sont les deux facettes d’une même pièce. En rendant l’un heureux, j’espérais gagner la paix avec l’autre. Je me suis trompé.

Je suis loin de la scène du crime, et pourtant je dois agir. Rejoindre Paris en avion, ma foi ce n’est pas un problème. Y avoir un bon accueil l’est déjà plus. J’ai besoin d’un plan pour arriver non pas en traitre, mais en héros, ou au moins en ami. Il faut réfléchir.

La plage est remplie de jeunes femmes en bikini. Je n’arrive pas à me concentrer. Je dois y arriver pourtant. Penser qu’il y aussi des mecs, des vieilles à seins flapis, des familles à ballon, les voir, accepter cette vérité qu’il n’y a pas que le sexe dans la vie, faire le vide, et trouver la solution. Si seulement je savais méditer.

Bon, imaginons que cette jeune demoiselle en train de faire bronzer ses deux magnifiques seins soit François : de quoi aurait-elle besoin maintenant ? Et Virginie ?

De l’amour. De l’espoir. Comme tout le monde. Du sens. Un moyen de pression pour montrer qu’on existe. Pour François, cela signifie déjà récupérer son émission. Il y a investi pratiquement toute sa vie, et après tout, ce qui lui arrive est totalement injuste. Il faut que j’arrive à mobiliser sur cette injustice. Le cas de Virginie est un peu plus complexe. Déjà, je l’ai planté à un moment, disons, peu opportun. Bon, j’avais mis directement les choses au point, et elle n’aurait jamais dû voir en moi la chance d’enfin vivre un amour romantique, mais disparaître ainsi, même venant de moi, ce n’est pas ce qu’on appelle la classe. Donc non seulement elle est dans une mauvaise situation, mais en plus je ne serais pas étonné qu’elle m’en veuille directement. En tout cas, elle a un talent on ne peut plus évident, et mon métier veut que je ne le laisse pas se gâcher. Je dois la remettre dans le jeu, qu’elle le veuille ou non. Ou mieux, je dois faire en sorte qu’elle en ait l’envie et l’opportunité. Il faut que j’arrive à organiser une sorte de meeting, mais en moins ennuyeux, sans qu’on tombe dans les travers d’une assemblée générale. Une vraie réunion démocratique, où tout le monde est d’accord avec elle à la fin.

Et tout ça, en une journée. Rien que ça. D’autant plus que ce rassemblement n’aura un sens que si j’arrive à organiser une retombée média qui permette à François et Virginie d’avoir un véritable poids pour réaliser leurs buts. Quel casse-tête. J’ai tout de même bien réfléchi je trouve, je vais un peu mater, et on s’y remet.

Marvin Gaye - What’s going on ?

Bon, un meeting classique n’aurait aucun sens. Faut que ça bouge. Une bonne ambiance, de la musique, des jeunes heureux d’être là, quoi. Un peu comme la fête de la musique, mais de meilleur goût. Je dirige une agence de mannequins, donc je pense n’avoir aucune difficulté pour convaincre des groupes de venir jouer. Très bien, mais si le public n’est composé que de top-models et de guitaristes, ce ne sera pas la révolution, mais juste un défilé de mode. Donc, il me faut le maximum d’auditeurs de François. Le souci est que l’émission n’existe plus. Il faut que je passe par le forum, en espérant que celui-ci existe encore.

Pas évident cette histoire. Pour réussir mon pari, il va me falloir être extrêmement convaincant, pour expliquer que ce que je propose est une bonne idée en plus d’être possible, et surtout créer une vague d’énergie telle que tout soit prêt pour ce soir ! Vraiment pas évident. Dans une conversation en face à face, on se sert de l’interlocuteur pour parvenir à ses fins. Chaque mot qu’il prononce est une amorce du code qui mène à son cerveau. Analyser l’autre, le déchiffrer, le dominer, telle est ma spécialité. Sur internet, chacun se crée une personnalité, chaque mot prête à interprétation. Les termes les plus anodins créent des polémiques sans fins. Qui plus est, je ne suis pas une figure du forum, je n’ai aucun leadership qui me donnerait la crédibilité. Il me faut des appuis, capables de me relayer tant sur la toile que dans la vraie vie.

Si on veut intéresser les gens, il faut avoir quelque chose à proposer. Pour mon entreprise, je ne peux pas compter sur l’appât des biens matériels, mais sur l’attrait exercé par la gloire d’avoir accompli un acte exceptionnel, d’avoir une histoire à raconter. Je pense que, formulée telle quelle, mon idée est attractive. Mais j’ai besoin de plus que cela.

Un mouvement, une impulsion, voilà ce dont ont besoin Virginie et François. Le problème est que je ne sais pas comment éveiller cela. J’ai besoin de quelqu’un qui voie l’âme de ses interlocuteurs pour mieux éveiller les désirs, quelqu’un comme Veronika.

Exactement.

Le téléphone sonne. Elle va décrocher. C’est une nécessité.

"Oui, allo Alcibiade ? Bon, quand j’ai vu ton numéro, j’ai failli ne pas répondre. Que tu me laisses tomber, pas de souci, je suppose que je ne compte pas, que tu laisses tomber Virginie, après tout que tu soit lâche ne m’étonne pas, mais François ? Ton ami ? Même venant de toi, j’en reste bouche bée. Enfin, si tu appelles, tu dois avoir quelque chose à dire.

-  Absolument. Ce soir nous allons infléchir l’histoire. Pour cela, j’ai besoin que tu fasses de la propagande pour moi. Mon truc, c’est les jolies filles, pas les auditeurs de François. J’ai confiance en toi sur cette affaire, tu as une meilleure connexion que moi avec les gens normaux. Tout ce que je demande, c’est de faire venir les gens, et moi de mon côté j’organise.

-  Je comprends rien à ton histoire."

Alors je lui explique tout : la plage, les filles à gros seins qui la peuplent, l’absurdité de s’envoyer des pavés à la tête. D’où la nécessité d’organiser une grosse fête, pour montrer que les gens veulent le retour de François, et pour rappeler à Virginie que la politique peut aussi être positive.

"Ah, en fait, c’est pas que je comprenais pas. C’est juste très con.

-  Absolument, et c’est pour ça que nous allons le faire.

-  Très bien. Où et quand ?

-  Devant les bureaux de la radio, ce soir, disons 22h.

-  Tu ne me laisses pas beaucoup de temps. Je vais voir ce que je peux faire.

-  Tu dois réussir.

-  Toi aussi.

-  Nous savons tous les deux que je n’échouerai pas.

-  Bien, à ce soir."

Je prends mon billet d’avion pour Paris. Je passerai les coups de téléphone depuis l’aéroport.

***

The wannadies - you & me song

J’aime prendre l’avion. D’accord, je suppose que vous ne voulez pas m’entendre parler d’hôtesses de l’air, d’air conditionné, des villes qui vues de haut révèlent leur urbanisme, un sujet passionnant, bien plus sexy qu’on ne le croit.

Les trois astérisques, voilà ce qui vous intéresse. A-t-il réussi ? Va-t-il se passer quelque chose ? Les gens vont-ils venir ? Bah, c’est pas évident. La date ne joue pas en notre faveur. Si on faisait ça le jour de la fête de la musique, la question juridique aurait au moins été réglée. Mais le symbole aurait été moins fort. Une révolution organisée n’intéresse personne, ne motive personne.

Nous ne pouvons donc tirer notre force que de l’effet de surprise, et nous devons rester le moins longtemps possible pour éviter la police. Autre problème majeur, il faut installer une scène, aussi petite soit-elle, pour que les gens puissent voir ce qui se passe. Problème, comment le faire sans être remarqué ? Nous avons toutes les difficultés liées à l’organisation d’un concert, plus la clandestinité, plus la dramaturgie.

Mon premier effort a porté sur les groupes. J’ai d’abord éliminé ceux qui jouent ce soir en province. Ceux qui jouent sur Paris peuvent présenter une difficulté moindre, parce qu’il s’agit d’une question de coordination des emplois du temps. Ceux qui n’ont rien de prévu n’ont pas d’excuse pour ne pas jouer.

Ne pas comprendre pour autant que la tâche est facile. Pas de gage, possibilité d’échec, pourquoi pas de prison, cette histoire sent à vrai dire l’arnaque. J’ai donc usé de trois leviers pour convaincre les plus réticents : 1 - Tops models exotiques en backstage (attention je ne prostitue pas les filles, mais je connais le lien presque mystique qui unit les deux catégories socio-professionnelles). 2 - Un large public potentiel. 3 - Beaucoup de groupes ont gagné subitement en popularité depuis le virage pris par l’émission de François. C’est le moment où jamais de renvoyer ascenseur, et les conversions se sont souvent terminées par un « Ouais, François, man, respect quand même. Bon pour François, ok. »

Deuxième effort, les roadies. Les groupes vont installer leurs instruments, cela leur rappellera leur jeunesse . Non, la vraie question est celle de l’électricité : agir sans que personne ne soit électrocuté me paraît le minimum vital. Ce problème m’a poussé dans mes retranchement, me faisant même légèrement transpirer à l’idée de monter dans l’avion sans avoir mis la machine en branle. Heureusement, comme toujours, un éclair de génie m’a traversé, au moment opportun.

Je vous ai déjà expliqué que je suis un ancien militaire. Depuis que je suis revenu dans le civil, j’ai gardé des contacts, certes lointains, mais sincères. Mon sens du timing ne m’a jamais fait défaut, de sorte que j’ai toujours su donner des nouvelles quand il le fallait.

Mon carnet d’adresse comprenait donc deux personnes particulièrement intéressantes pour cette mission. La première, devenue gros teufeur, très impliqué dans l’organisation de raves clandestines, possède la compétence technique, les connexions et la discipline nécessaires, ainsi qu’un mépris de la loi évident. Elle va m’aider à organiser techniquement ce bordel.

La deuxième, tout aussi capitale, dirige une P.M.E. agissant dans le B.T.P. J’ai réussi à la convaincre de mettre en place des échafaudages sur la place, et de tenir un double discours auprès des curieux : pour les entreprises alentour, dire que la radio prépare sa scène pour la fête de la musique, en secret, et pour la radio, dire qu’il s’agit d’une animation menée par une entreprise limitrophe.

Le principal danger de cette entreprise est la possibilité non nulle d’une arrestation massive suivie d’un procès qui serait catastrophique pour tout le monde. J’ai pour éviter cela un excellent avocat ainsi qu’un permis de construire en bonne et due forme obtenue par ma secrétaire (seule la signature est imitée). Surtout, si nous réussissons, l’opération de communication sera tellement énorme pour tout le monde que, pour peu que l’on dise que tout à été fait en collaboration avec la radio, tout se passera bien.

La clé de toute cette entreprise est que chacun ait quelque chose à gagner : François son émission, Virginie sa conviction politique, les jeunes une bonne soirée et le sentiment d’agir, les groupes et la radio de la publicité gratuite, et moi mon honneur.

Et pour tout le monde la sensation de faire partie d’un événement unique et profondément irrationnel. Que demander de plus ?

Assis dans l’avion, je m’endors confiant. Nous avons épuisé notre stock de malchance. Il ne peut plus nous arriver que du bon, à présent.


Free our librarians