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Mémoires d’un Platane, épisode 7

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le mardi 19 février 2008.

Où l’on voit que Veronika ne veut pas mourir

15 Mars

Veronika

free music

Fiona Apple : Extraodinary Machine

C’est un horrible cliché, mais, il faut bien l’avouer, je ne veux pas mourir. Jamais. La mort m’est toujours apparue comme cruelle et surtout incroyablement trompeuse. Pourquoi ? Parce que, quand on examine la vie de quelqu’un, on est toujours tenté de tirer une morale de sa vie. Personnellement, si on doit parler de moi après ma mort, je n’aimerais pas qu’on en tire une histoire, faite de chaînes de causes et de conséquences. Je n’ai jamais ressenti ma vie comme amenée à se terminer, à former un tout bien achevé, bien fermé. Je ressens chaque jour comme une ouverture, aussi bien vers le futur que vers le passé. Ce que je veux dire par là, c’est que je suis tout sauf adepte de la philosophie du carpe diem, car si je suis prête à croire que l’on peut mourir demain, je refuse que cela puisse m’arriver personnellement.

Je n’aime pas les limites, et je me considère comme un chantier permanent. A quoi bon y mettre un point final ? Je n’accepter de mourir que s’il s’agit d’un décès parmi d’autres à venir. S’arrêter, achever une phase, repartir sur autre chose. Une succession de nouvelles, dont on sent bien qu’elles viennent du même auteur, mais pas un roman.

Chaque période de ma vie est intense. Je ne sais pas vivre autrement. J’ai besoin de pousser chacune de mes actions jusqu’au bout de leur potentiel. Les débuts sont toujours superficiels. On tente des choses, parfois sans savoir pourquoi. Ce n’est que lorsque le projet s’est développé pleinement que l’on peut savoir si cela valait le coup de le faire. Les fondements de nos actions ne nous apparaissent qu’en dernier, quand nous avons creusé, durement, longuement, sans se retourner. J’ai multiplié les fausses pistes dans ma vie, donné mon temps, mon corps et mes sentiments à des hommes qui n’en valaient pas la peine. Parce que j’avais vu en eux une certaine sensibilité, ou une présence rassurante, surtout parce que je pensais qu’ils pouvaient m’apporter quelque chose d’inédit et d’intéressant. Le temps passe, et j’ai fini par les comprendre, eux aussi, et à pouvoir prédire leurs mouvements. Ils ne changeaient plus. Mais moi si, alors, je suis partie. Ce projet là était achevé, je pouvais passer à autre chose. Pas de regret à avoir.

J’ai bien vite compris que peu de gens ont cette force vitale en eux, cette prise de risque constante. J’ai même peur que cette énergie soit vouée à se consommer plus ou moins vite. Il y a bien quelque chose de rassurant dans les rituels que l’on se donne, et je peux comprendre que l’on puisse aimer vivre une vie pleine de routine. J’ai même peur parfois de me contenter de ce que j’ai et de ce que je suis. Peur que l’on puisse dire : "eh oui, c’est Veronika, elle a bien réussi, elle a une affaire qui marche, un mari qui l’aime, de beaux enfants...." ou juste, "elle peut être fière de ce qu’elle a fait". Pas parce que je renie mon passé, pas parce que je n’aspire ni au succès, ni au bonheur conjugal, mais parce que tout cela, je veux l’obtenir à ma façon. Je veux que rien ne soit acquis, que rien ne devienne banal. Mais bien sûr, cela demande une constante remise en cause, et je ne suis pas sûre que l’on puisse toujours y arriver.

Je ne crois pas en la sagesse. Pourtant, je pense bien que l’on apprenne de ces erreurs. Je crois en la perfectibilité de l’homme. Pour cette raison, je ne veux jamais être vieille. Prendre en âge oui, mais pas vieillir : la fatigue, la lassitude, la dépendance. Ça n’a pas toujours été le cas. Avant j’étais très angoissée, je ne savais pas où j’allais. J’étais aux beaux-arts, et je ne me voyais aucun futur. Alors je me suis demandée où tout cela allait, un peu comme lorsqu’on lit un roman, et qu’au moment le plus sombre, on va directement à la dernière page, espérant un dénouement heureux. Rassuré, on repart dans la tempête, sachant que tout finira par s’arranger.

Pour moi, être vieux, c’était cela. Porter un regard rétrospectif sur sa vie, comprendre le sens de ses actes, et se rassurer de voir que tout cela n’a pas été en vain. Alors, une fois que l’on sait, on peut déverser des paroles magnifiques et pleines de bonté à notre famille et à nos proches, tout en sachant bien que le chemin leur restant à parcourir est trop grand pour qu’ils puissent vraiment comprendre. Ils acquiescent, bien sûr, mais ne sont pas transformés. Plus tard, ils verront.

Un jour, j’étais encore plus paumée que d’habitude, alors j’ai cassé ma tirelire, et je suis allée au bord de la mer. Il faisait beau et chaud, un vrai bonheur. Bien sûr, sur place, je ne savais pas quoi faire. Alors j’ai commencé à dessiner, le panorama, puis à épuiser les richesses de la faune et flore locale : les algues, les mollusques, ce genre de choses. Bon fun. Puis, je me suis rendue compte que je n’étais pas naturaliste, que je n’allais pas dessiner des galets toutes mes vacances. J’ai donc tourné la tête. Le paysage avait changé sans que je m’en sois rendue compte. Pas les rochers, pas même les maisons. Des hommes. Une sorte d’agitation, encore que ce ne soit pas le mot qui convienne le mieux.

Pulp : Help The Aged

Assis sur des chaises longues, des hommes et des femmes, pour certain portant des blouses blanches, entouraient des vieux en chaise roulante, comme des indiens cernant des diligences. Cette scène m’a immédiatement fascinée. J’ai donc dessiné des tas de croquis, essayant de comprendre le sens de ce que je voyais. D’abord, saisir les formes, l’organisation de l’espace. Au centre est le plus important, ce qui correspondait d’ailleurs à ce que je pensais de la vieillesse. Immobiles et sereins, les vénérables regardaient la mer, et contemplaient l’éternité de l’océan. Ils sont nobles, car ils ne sont plus assaillis par les passions et autres vices qui nous étreignent quotidiennement. Leur seul souci maintenant est de savoir ce qu’ils diront à Dieu le père quand ils le verront, ou de savoir pourquoi leur vie les a amenés à cet endroit précis. Mais la réponse est vite trouvée, tout est beauté et grâce, tout prend un sens, mais celui-ci n’est pas communicable. Sur mes feuilles de dessin, j’insistais sur la noblesse des traits, la profondeur des rides et du regard.

Ma plume rencontra alors un détail : un filet de yaourt coulant du coin de la bouche d’un des petits vieux. Je me rapprochai, et j’entendis leurs conversations :

« Bah alors papy, on bave ! Comme un escargot, hein, dit d’une voix braillarde et vulgaire l’aide aux personnes âgées qui tenait la cuillère à la main

-  ah bah, oui, alors, hein, on fait ce qu’on peut, répondit piteusement le croulant

-  faîtes attention, parce que si vous mangez salement, on vous donnera plus rien à manger.

-  Bah, j’vais essayer. Savez à mon âge, c’est plus si facile...

Autre conversation, une vieille décatie et une infirmière en blouse blanche :

« Ah, c’est beau la mer !

-  Eh oui, ça vous fait sortir

-  Quoi ?

-  Je dis ça vous fait sortir ».

En réalité, elle dit pas, elle hurle.

« Ah oui, hein. C’est bien. C’est beau.

-  Et puis l’air marin, c’est bon pour ce que vous avez !

-  Ah, oui, ah, oui ! »

Comme ça, pendant un temps qui m’a semblé infiniment long, ce beau monde s’est échangé les banalités les plus complètes. Pire, au jeu de la domination, le personnel de la maison de retraite gagnait largement. Vivre si longtemps pour être à la merci de quelqu’un te traitant comme un enfant ! Non merci.

Alors c’est ça la sagesse ! Ne plus bouger seul, ne plus manger seul, et au moment où on devrait réfléchir au sens de la vie, se faire invectiver de la façon la plus grasse qui soit !

Je ne comprenais pas ce que je voyais. Pourtant, malgré moi, j’ai bien dû constater qu’effectivement la vieillesse est un naufrage. Que le moindre effort coûte cher, que mâcher sa viande est impossible, se déplacer librement un rêve, penser un calvaire insupportable. Il ne reste plus que des habitudes dérisoires, le sentiment d’être au bout. Les dernières exigences que l’on peut avoir, et qui semblent légitimes vu notre grand âge, ne sont que des caprices ridicules qui n’aboutissent qu’à se faire rabrouer par une infirmière qui en a vu d’autres, torché d’autres, et qui n’a aucun intérêt à se lier vraiment à toi, car tu vas mourir, et dans pas longtemps en plus.

La mer, alors. Voir une dernière fois la mer. Mais ne plus rien y voir. Se réduire à des processus purement physiques. A des douleurs articulaires. Etre immobile face à la mer. Ne plus rien comprendre. Se laisser lentement décomposer.

Est-ce cela dont on rêve quand on est jeune ? Pourtant il semble bien que c’est ce qui nous attend. Notre destin.

A quoi pensaient-ils, ces gens lorsqu’ils avaient mon âge ? Qu’ils allaient mourir avant la retraite ? A rien ? Quel futur envisageaient-ils ? Impossible de le dire.

Incubus : drive

Cette déchéance est-elle la conclusion logique d’une vie sans ambition ? Epargner, faire des gosses, les élever comme on peut, parfois à coup de taloches, et puis, au fur et à mesure, être de plus en plus seul, vendre sa maison et se laisser pourrir au milieu des autres croulants. Est-elle un moindre mal face aux déceptions d’une vie d’ambitions trahies ? Un cadre sécurisant où se reposer de tous les efforts accomplis pour pas grand chose. La joie de se faire torcher les fesses. Les infirmières comme gardiennes bienveillantes, parfois sévères, mais nécessaires à la survie, et qui surtout, prennent ces responsabilités dont on ne veut plus.

Je ne veux pas de cela. J’espère que la science continuera de progresser pour m’éviter cette décadence, que je mourrai, simplement, vers cent ans, sans m’en rendre compte, simplement car le jour sera venu. Mais c’est peu probable. Alors, pour éviter ces jours mornes, ce temps perdu, j’espère que j’aurai le courage et la force d’en finir moi-même, et de faire de ma mort mon ultime projet. Je ne fuis pas la mort, après tout, cela doit être une expérience intéressante. Mais cela ne fait pas partie de mes projets immédiats.

Ce jour-là, sur la plage, j’ai obtenu un début de réponse à mes questions. J’ai su que jamais je ne serai comme eux. Je ne me permettrai pas le renoncement. Je sais bien qu’il faudra mourir, mais pas comme cela, et le seul moyen d’y échapper, c’est de ne pas s’endormir, de toujours multiplier les expériences, de toujours changer. Aller si vite que la mort ne pourra nous rattraper.

Je sais aussi que je n’arriverai pas à tromper la mort en restant seule. J’ai besoin d’un partenaire, qui exige de moi le meilleur, qui toujours en veut plus car il me donne plus. Et c’est ainsi que, pendant que je fais l’amour avec François en cette belle journée, que je le sens en moi, qui fait attention à moi, me caresse et m’embrasse, je pense que non, vraiment, je ne veux pas mourir. Et que même si ce moment, d’une plénitude parfaite, est amené à disparaître, ce n’est que pour être remplacé par d’autres meilleurs encore.

Je vais façonner mon François, en faire une machine d’amour, une machine de vie. Tant qu’il sera là, il n’y aura pas de fin à mon histoire.

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