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Mémoires d’un platane, épisode 12

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le mardi 16 mars 2010.

Enfin la suite ! L’émission de François prend un virage décisif aujourd’hui. Pourtant Ninnog n’a pas l’air de s’en réjouir complètement. Pourquoi ? Vous le saurez en lisant cet épisode, qui conclut la saga de la chanteuse bretonne.

Découvrez la playlist Episode 12 avec Phoenix

Ninnog, le 30 Avril .

Phoenix - Everything is everything

D’abord, je reçus un sms de François. Celui-là valait bien un passé simple. Les changements dont nous avons parlé sont acceptés, au moins provisoirement. Bon, la part de programmation vraiment libre est pour l’instant réduite à un tiers du temps d’antenne. De toute façon, pour l’instant plus serait trop, car les habitudes n’existent pas encore. Quand le forum fourmillera d’auditeurs, on verra si on peut faire mieux.

En attendant, François veut marquer le coup. Pour la première de la nouvelle formule, il veut m’inviter, pour répondre aux questions des auditeurs, lire des dédicaces envoyées par sms, et faire écouter ma petite sélection. Sur les cinq disques à apporter, je n’en ai pris qu’un seul qu’on puisse considérer comme rare : je suis trop impliquée dans l’économie de marché pour soutenir les indépendants, et puis, comme je le pense souvent, je suis désespérément conformiste. Sinon, je ne serais pas un modèle.

Je me rends au studio. François m’accueille, tout excité. Il me parle des premiers messages sur le forum, de la communauté qui se crée. Je l’écoute poliment, mais au fond tout cela ne m’intéresse pas tant que cela. La seule chose qui m’intéresse est le bonheur de mon ami. Pour le reste, j’ai déjà assez de boulot à gérer mes fans via le site, pour qu’on me parle d’internet. La vérité est avant tout sur scène, dans le regard des autres, et le reste est affaire de relations publiques.

Je ne crois pas à la démocratie directe, et je n’ai aucune confiance dans la génération qui vient. Pas que je sois devenue misanthrope ; j’ai tellement de monde à aimer. Je sais seulement que les meilleures idées finissent par se prendre des murs. Certains appellent ça la gravité, d’autres entropie, moi je préfère simplement ne pas être déçue de ce qui viendra.

François est-il au moins sûr de lui ? Il a l’air en pleine forme, on lui devine même des muscles sous la chemise. Se serait-il mis à la salle de gym ? Je me rends compte en lui parlant que François a changé. Pendant l’enregistrement de l’album, je le voyais un peu moins, puis est arrivée Veronika, qui nous l’a enlevé. Maintenant, je ne sais pas qui est cet homme en face de moi. François bien sûr, mais plus ferme, plus décidé. Le même en mieux ? Une version 2.O ? Difficile à dire. J’aimais bien le François peu sûr de lui, touchant par sa maladresse. Bien sûr, la maladresse d’un homme dont le métier est de parler est forcément relative. Elle n’est pas dans la parole, mais dans ce qui est derrière. Comme un garçon faisant du vélo tout seul sous les yeux de sa mère : fier d’y arriver seul, mais soucieux du regard de l’autre. Aujourd’hui, c’est comme si sa fierté n’avait plus besoin de personne. Je me sens un peu délaissée. J’aimais bien être sa conscience ou sa coéquipière de drague, le remonter dans ses coups de blues ou juste passer un bon moment avec lui. Maintenant il n’a plus vraiment besoin de nous.

François est plus ferme, plus décidé. Ou est-ce la fuite en avant ? Cherche-t-il l’amour de tout le monde ? Je crois qu’il veut plaire, mais sans s’imposer, et laisser croire à l’auditeur qu’il vaut mieux que ce qu’il pensait. Oui, être simplement là, comme une présence rassurante mais pas lénifiante, comme un ami qui te connaît bien, te dit ce que tu as besoin d’entendre. Bref, être quelqu’un de bien, dans un monde cynique, et malgré tout ne pas être rejeté, le tout sans que personne ne puisse critiquer sans mauvaise foi. Cet équilibre me semble très difficile à tenir.

Camillo Felgen - Sag warum

Veronika est la cause de tout cela. Pas besoin de le dire, tellement c’est clair. Pourtant, cette phrase tourne en boucle dans mon esprit, comme une mauvaise chanson : Veronika est la cause de TOUT cela. De tout ce changement. Et ce changement est positif, c’est sûr, et vraiment, c’est beau de voir François infléchir sa carrière imperceptiblement, se servir de tout son passé, de cette confiance, pour agir enfin librement. Et malgré tout, bien malgré moi, oui, vraiment, j’ai honte de moi, mais j’ai du regret. Je ne sais pas exactement de quoi. Est-ce parce qu’elle a réussi à dévoiler François, et à révéler sa vraie nature ? Est-ce parce que par conséquent je sens que François va moins nous voir ? Ou il nous verra encore, mais ce ne sera plus pareil. Va-t-il nous laisser tomber ?

Veronika est la cause de tout cela. Est-ce parce que c’est elle qu’il a choisi, et pas moi ? Je la déteste, sans faire exprès. Je ne sais même pas si j’aime François, cette idée me paraît absurde. Pourtant je suis jalouse, et je sais ce que cela signifie. Pour moi l’amour est d’abord le regard de l’autre, plein d’amour et de respect. Je le connais bien par mes fans. Mais aimer une personne, une seule, pas juste pour une nuit, est un luxe que je ne connais pas. J’ai foiré. Veronika est la cause de tout cela.

Ressaisis-toi ! Cette rêverie, c’est uniquement le choix musical. Je savais que j’aurais pas dû ramener mes meilleurs slows. Maintenant je suis dans l’humeur d’aimer. François n’a toujours été qu’un ami.

Juste un ami.

Je vais voir Veronika, le plus tôt possible. Je vais la tester, et on ne me piège pas. Je suis un détecteur de fumée : si son apparence cache du vent, je le saurai vite. François est mon ami, peut-être plus mais maintenant c’est trop tard pour le savoir. Je l’aime, comment je ne sais pas : mais je sais que je le protègerai. Si ce qu’elle me dit ne me plaît pas, attention à elle. Ceux qui m’ont vue énervée ne sourient plus jamais, une cicatrice à même le cœur.

Perdue dans mes pensées, le temps passe tout seul. Je crois que tout cela s’est bien passé. La télé m’a apprise, et c’est déjà ça, à parler en mode automatique. Cette schizophrénie, d’habitude si pratique, me fait un peu de mal aujourd’hui : François veut la sincérité, mais ce n’est rien de ce que je peux offrir. Moi, je veux voir Veronika. Rien de plus.

Après l’émission, je sors presque directement du studio. Avant cela, François, enchanté, me remercie d’être passée. Pauvre François, il ne comprend pas ce qui se joue en moi. En général, quand on commence à penser que sa vie ressemble à un film français, c’est mauvais signe. Je n’ai peur de rien, pas même de cela. Si je dois être jalouse, si je dois être complexée, si je dois être folle, je le ferai à fond, parce que c’est ma vie. Pas de second degré. En attendant, quitter François, parce que sa présence me met mal à l’aise. Drôle d’histoire. En attendant, voir Veronika je veux.

Je m’éloigne un peu, saisis le téléphone. Appeler Veronika, lui dire de boire un verre dans un café. C’est pas grand chose. Je me sens mal. Je suis fatiguée et confuse.

Je lui dis que j’ai besoin d’une amie, maintenant, que François ne doit pas venir, entre filles, on se comprend mieux. A quelqu’un qu’on connaît mal, on peut se confier. Tu sais ces choses-là.

Merci beaucoup. A tout à l’heure.

Clotilde Hesme - Amoureux solitaires

En route vers le bar, la crise s’accentue. Comme une bonne vieille nausée existentielle. Comme le sentiment que quelque chose doit changer. Normalement, je sais me débrouiller. Je ne suis pas quelqu’un qui doute. Je gagne toujours, parce que je me bats toujours. Ma vie entière est bâtie là-dessus. Pourquoi aujourd’hui, je ressens ce besoin de changer ?

Je rentre dans le bar où Veronika m’attend. Facile pour elle, l’endroit est proche de son local. Comment vous décrire l’endroit ? Un bar à l’ancienne, avec des banquettes en cuir, une télé branchée sur une chaîne musicale, qui avec un peu de chance passera mon clip tout à l’heure, cette vision de moi que j’aime, chantante, dansante, souriante. Quelques personnes seulement peuplent cet endroit. Quelques une me regardent alors que je passe. J’espère que personne ne me demandera d’autographe. Je ne me sens pas d’humeur à cela. Je crois même que je commence à pleurer. Je sais qu’il n’y a pas de raison à cela, mais mon corps prend son indépendance. Après tout ce que je lui ai fait subir, je suppose que je l’ai bien mérité.

David Bowie - Rock’n’roll suicide

Veronika est assise au fond. Elle m’accueille les bras grands ouverts, me serre et me félicite pour ma prestation chez François. Merci beaucoup que je lui dis. Elle se rassoit et commence à me parler de l’émission, de ce qui était bien, de ce qui pourrait être changé, et je l’arrête tout de suite.

"Je suis désolée mais je n’ai aucun avis pour l’instant. D’abord parce que c’est trop tôt, et puis je n’étais pas très concentrée...

-  Ah ! Qu’est-ce qui t’a déconcentrée.

-  Et bien, c’est bête et pas cohérent, mais j’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose, ou plutôt quelqu’un, alors qu’en fait tout va bien, vraiment.

-  Ok. Alors pourquoi ton maquillage est tout coulé sur ta joue ?

-  C’est rien. Je sais pas. Le froid."

J’y arrive pas. Ça veut pas sortir. Comment lui dire tout ce que j’ai à lui dire, qui est extrêmement pénible et en même temps complètement indispensable. Veronika me regarde avec un petit air amusé que je trouve absolument détestable.

A sa place, je ne ferais pas autre chose. Je suis perdue.

"Bon, d’après ce que j’ai compris, t’as besoin de me parler. Alors parle-moi. Même si c’est gênant, parle-moi. Je te dis pas que j’oublierai, parce que je suis pas psy, mais j’essaierai de pas trop t’en vouloir, ni de trop me foutre de toi.

-  D’accord. Tu veux savoir pourquoi je t’ai appelé ? Je t’ai appelée en tant qu’amie..."

Le temps s’écoule comme du sirop de rhubarbe. Je dois le dire. Je dois le dire.

Jedoisledirejedoisledirejedoisledire !

Le dire ! Les mots me viennent au bord de la bouche, et je peux plus les retenir :

"Je te déteste, voilà ce qui arrive !! Tu es mon amie, mais je te déteste ! Pourquoi t’es là ? Pourquoi t’es venue ? On était tranquille avec nos fêtes, notre ironie, et toute cette agréable routine et tu as tout foutu en l’air avec tes théories à la con ! Pour l’instant tout va bien, mais qu’est-ce qui va se passer si François échoue ? Si les audiences baissent ? Tu vas le ramasser en miette.

-  Mais ça n’arrivera pas...

-  Tais-toi ! Pas maintenant ! Je croyais que tu savais écouter alors écoute-moi. Je suis pas quelqu’un de nostalgique. Je vois bien que ça peut être mieux qu’avant. Mais je sais pas, là dans cette cabine, je me suis rendue compte que j’aimais François, et que c’est trop tard, maintenant. Je me sens seule. J’ai tellement de fans, je leur donne tout, mais à la fin, je suis seule. François était la seule personne censée qui soit comme un frère pour moi. Je ne veux pas que tu l’éloignes de moi. Je ne veux pas le perdre. Peut-être c’est pas de l’amour, mais cette amitié m’est si précieuse que je ne peux pas lui donner d’autre nom. Si tu connais bien les gens, dis-moi ce que je vis ! Essaie de faire une de tes robes, oh je pense que ce serait une robe bien bizarre, pleine de trous, et je la porterai pas !"

Je suis complètement hystérique. Ça fait du bien.

"Qu’est-ce que je fais maintenant ? Je change de manière de chanter, à la recherche de mon vrai moi ? Est-ce qu’il faudra ça pour pas me sentir jugée ? J’aime ma vie, et je veux pas qu’elle change. Tu comprends ?"

Je tombe en larmes. De toute façon, maintenant, j’ai dit tout ce qui pouvait me nuire. Veronika va se fâcher, ou me prendre pour une nulle, et je sais même pas si ça m’intéresse de savoir ce qu’elle pense de moi. Je suis en crise, et c’est comme si j’avais été dans une bulle, et maintenant elle est éclatée, et elle avait beau ne pas être très haut au-dessus du sol, je tombe et ça n’a pas de fin. Pas de dispute très grave, pas d’amour merdique. C’est bien plus grave que ça. Alors je pleure.

Veronika s’est levée pour me prendre dans ses bras. Comme une soeur. Quelle salope ! Elle pourrait au moins s’énerver. Mes larmes coulent sur sa manche.

"Dis-moi que tu vas bien traiter François ! Je te le conteste pas. Je sais bien qu’il est pas pour moi. Mais lui fais pas de mal, où je te le rendrai au centuple. Je suis dangereuse, tu me connais pas... "

Ma voix est pleine de sanglots. Nos têtes sont à quelques centimètres. Elle me répond juste : je sais. J’attendais pas plus. Ca dure pas mal de temps, et quand c’est fini, je pars. On aura rien commandé dans ce bar miteux. Dommage pour eux, l’orage est passé.

Epilogue : Le soir même, sur ninnog.com réponse à désirderomance47 :

Mon cher désirderomance47. J’ai lu ta lettre avec beaucoup d’intérêt. Et malgré tout, vois-tu, je suis incapable de me concentrer aujourd’hui. Pour te répondre, je te dirai que je ne sais même pas ce que tu me demandes. Mais je vais te dire ce que je pense. Ce ne sera pas une vraie réponse, mais peut-être cela aura plus de valeur. J’ai appris beaucoup de choses sur moi aujourd’hui. J’ai ressenti que la terre tournait, que tout changeait. J’en avais bien une connaissance théorique, comme tout le monde, mais jamais je n’en avait fait l’expérience. Des relations, figées par les années, se révèlent sous un nouveau jour, et on se rend compte que peut-être pendant tout ce temps, on s’est menti. Mon ami François a arrêté de se mentir, je crois, et il s’est remis en mouvement. Je me suis sentie très vulnérable, et j’ai beaucoup pleuré. A cause de tout ce que cela pouvait signifier : et si j’étais un mensonge ?

En parlant avec son amie, enfin, parler c’est un bien grand mot, j’ai compris quelque chose : en vérité, j’ai toujours été honnête. J’aime ce que je fais, j’aime mes fans. Il n’y a rien de caché.

Je ne sais pas quel âge tu as. Si tu es jeune, peut-être que tu connaîtra d’autres musiques et tes goûts changeront et tu riras bien en réécoutant mes disques. Mais peut-être pas. Il n’y a pas de honte à aimer ce qui est populaire.

Merci de continuer à m’écouter. J’ai besoin l’amour de chacun de mes fans car je sais qu’il est sincère.

Moi, je ne vous lâcherai pas.


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