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Les âmes qui errent

Par Le Grand Chef , le mardi 11 mars 2008.

Je mets un chemisier blanc. Et un pantalon noir. J’entends les voitures qui s’agitent dans la cour et descends deux à deux les marches des trois étages. Je grimpe à l’arrière de la jeep de ma mère adoptive. M’assois à la droite de ma tante par alliance spirituelle. Elle verse des larmes discrètes. Je pose ma main sur son épaule en signe de compréhension.

Son marasa [1] à l’avant tient la myrrhe et l’encens. Nous quittons le centre ville pour emprunter la route surchargée de taps taps et marchandes qui surplombe les toits anarchiques et la mer reposée. Cette rue que je commence à connaître par cœur parce que c’est celle qui mène à la forêt urbaine sur laquelle je travaille. Nous nous trouvons bloqués sur la voie de moins de 3 mètres de large (et je ne compte pas les ombres portées des parasols des marchandes). A ma gauche les larmes se crispent dans le souvenir des attaques passées, à la faveur des embouteillages et de la haine irraisonnée. On me conte comment les chimères poursuivirent ainsi leur cible jusqu’au champ de Mars et lui brisèrent un bras dans une violente crise d’intimidation.

Nous passons un pont où les bourreaux guettaient, et guettent peut-être encore, les allers et venues des supposés opposants au régime déchu, sous les arches cyniques de deux placettes aménagées pour « favoriser la paix ». A ma gauche les yeux pleins de larmes toujours se baissent pour ne pas être reconnus. L’eau de ces larmes commence à couler dans mon cœur et étreindre ma poitrine. Je ne suis pas de cette famille, n’ai pas connu cette période de siège armé, n’en ai jamais connu aucune nulle part, mais l’émotion se fiche pas mal de mon passé et m’encercle dans le présent. Le présent de ces gens avec lesquels je travaille et vis.

Nous allons dans la grande maison où ils grandirent et vécurent. Grande maison ouverte et libre au remaniement de laquelle je travaille aujourd’hui. Que construisirent deux âmes qui errent. Incinérées mais n’ayant jamais regagné la terre. C’est vers leur repos que nous nous dirigeons. Les urnes vont plonger enfin dans l’infini paisible de la mort sous un calebassier mûr.

Nous descendons de voiture. Les sanglots se calent entre les poitrines familiales. Je continue à me demander pourquoi je me sens autant à ma place. Le grand père qui erre est mon compagnon d’infortune. Il a hurlé il y a 50 ans ce qui me rend folle encore aujourd’hui : l’absence totale de souci pour la vie quotidienne de chacun des habitants de la ville, de respect pour leurs pas dans la rue, pour leur fatigue à chercher de l’eau et du repos. De leur droit à vivre et non seulement survivre. Interdit de sorti du territoire dictatorial car il était sur les listes des personnes à retenir à l’aéroport.

Les pieds se tournent les uns vers les autres, incertains de la direction à prendre alors que la tombe est à deux pas, intimidés de tant d’intimité. Les corsages blancs se gonflent et se dégonflent. Les lézards promènent leur imposante bedaine dans cette clairière d’acajoux, de pompons, de frangipaniers en fleur, cintrée des ciments de bidonvilles qui glissent sur les lisières. L’arbre du voyageur me fait signe d’approcher en inclinant le haut éventail de son dernier né.

A la faveur de la latence qui précède l’inhumation, j’accompagne celle que je suis depuis le début de ces lignes. Elle n’est jamais retournée là où nous nous rendons, depuis une attaque armée il y a quatre ans. N’a pu même déménager ses affaires, son autorisation de séjour ayant expirée aux yeux des garants du désordre et de l’injustice. En plus des douleurs de l’enterrement, elle subit les forces du génie des lieux. Nous grimpons dans la petite maison, derrière l’arbre du voyageur. Sa petite maison. Elle désigne du doigt les impacts de balle dans la façade. Nous observons la poussée des plantes, indubitablement vivaces et indifférentes aux contingences politiques. Je n’ose pas rappeler que bientôt ces murs abriteront nos bureaux.

La paix de la catharsis envahit nos racines et paumes. En suivant la source asséchée, nous rejoignons le groupe rendu lumineux par le souvenir de ceux qui sont partis. L’encens fume autour de la tombe. Les paroles sont dites dans un souffle qui repart vers la mer. Avant qu’on ne scelle la pierre, les voix de ceux que j’ai déjà enterrés dans ma courte vie viennent murmurer à mes tympans.

(JPEG)

Je repose mes yeux sur la surface lisse des calebasses flottantes qui organisent entre elles la garde nocturne. La plus petite dispute son droit au premier quart en se balançant de droite à gauche comme une enfant sur une balançoire.


Notes :

[1] jumeau

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Bagne