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Mémoires d’un Platane, épisode 6
Dimanche 11 mars Love : A house is not a motel Aujourd’hui, pour la première fois, François vient prendre le café chez moi. Comme toute bonne maîtresse de maison, je commence par faire visiter mon lieu de vie : « C’est un loft relativement grand. Je dis relativement parce que c’est le lieu où je vis mais aussi où je travaille. Immense comparé à un appartement parisien, minuscule face à l’atelier d’un grand couturier. J’essaye de cloisonner mes deux vies. On va traverser l’atelier, j’y reviendrai plus tard. Mon vrai appart’ est derrière la porte peinte en vert, au fond de la pièce. Dans cette partie habitat, on a donc tout le confort moderne : un lit, en affiches, quelques uns de mes plus beaux croquis, et des affiches de mode. » Pendant que je fais le tour du propriétaire, je fais de grands gestes pour présenter les objets. Ca me gave un peu de faire le tour du propriétaire, même si je n’ai pas de quoi avoir honte. « Sur ma table basse, il y a le livre des photographies de rock de Hedi Slimane, une des rares fantaisies que je me sois permise ces derniers temps. Comme tu peux le voir, j’ai un mobilier assez réduit, composé de pièces plutôt belles, réalisées par d’anciens amis, voire amants, des beaux-arts, qui se sont orientés vers le design. Bien que constitué sur plusieurs années, je suis plutôt fier de l’aspect homogène de mes meubles. Le tout correspond assez à mon idée de l’élégance et du bien-être : sobre, unique et fonctionnel, ce qui implique confort et aspect pratique » Si je n’arrive plus à créer des vêtements, je pourrais toujours vendre des meubles. « Revenons à l’atelier. On ouvre la porte, et le que commence le chaos ! Là encore, il ne faut rien exagérer. J’ai beau être artiste, je n’en suis pas moins artisane, et donc commerçante. Mon atelier étant le lieu où je travaille mes créations, où je reçois mes clients, où j’effectue les essayages, je ne peux pas me permettre que ce soit trop le désordre. Malgré tout, mes clients n’accepteraient pas non plus se croire dans un hôpital ou une usine. Les gens ont une certaine idée de la vie d’artiste, rêveur assis à son bureau, tandis qu’au dessus de lui perle la pluie à travers les fuites du toit. Alors j’ai essayé de créer des unités de ton pour chaque partie de mon atelier, en mélangeant modèles, matières premières et croquis. Je laisse traîner certaines esquisses sur mes plans de travail, et ce d’autant plus volontiers que je scanne tout au fur et à mesure, grave régulièrement mes données. Les papiers capitaux sont classés avec minutie. Les croquis exposés, mes petits chéris, sont sous verre. Mon atelier est un espace scénographié où tout est mis en scène pour que le client sente que l’imprévu peut surgir, sans jamais douter de la viabilité du projet. » Je suis la reine de l’ordre et du chaos ! « Je suis artiste et artisane. Mes créations sont réalisées à très peu d’exemplaires. La plupart sont mêmes uniques. J’utilise des matériaux de grande qualité, ce qui implique un certain prix. Je fais pas de fast-food. J’essaye de rappeler, à mon échelle modeste, et pourtant si importante, que chaque personne est unique
Dany Brillant : J’en ai assez
Mêmes maisons. Mêmes vêtements. Mêmes caractères. Mêmes soucis. Tous dans la rue quand la France gagne la coupe du monde. Tous à s’indigner quand on leur dit de s’indigner. Tout à sa place. J’étais choquée, parce que, à la fac, on m’enseignait la vision problématisée du monde. Quand je vois quelque chose, je me demande toujours : pourquoi l’a-t-on construit ainsi ? Quelle époque ? Quelle aspiration derrière ? C’était en contradiction totale avec cette indifférence généralisée qui s’offrait à mes jeunes yeux. Je me suis sentie sale. J’avais le sentiment que quelqu’un décidait pour moi, me déterminait. » Ma voix est un torrent, j’ensorcèle François. « Je vois... grand problème en effet, acquiesce François, concerné au premier chef parce que je raconte.
Donc j’ai fait mon ermite, enfermée chez moi, sans télé ni rien. Au bout d’une semaine, je me suis mise à peindre, avec passion, avec toute mon âme. J’attendais un résultat grandiose, mais une fois sortie de mon élan créatif, j’ai bien dû reconnaître que ce que j’avais produit était parfaitement vide. J’ai réfléchi. Etait-ce tout ce que je pouvais trouver au fond de moi ? Je tournais en rond dans la pièce, prise de panique. Il fallait faire le point : qui suis-je bon sang ? Une femme, personne ne peut le nier. Qui aime parler avec les gens. Qui est curieuse, en général. Et après ? Je n’en avais pas la moindre idée. J’aimais recevoir des autres, mais je n’avais rien à donner. J’ai alors compris que je ne changerai pas le monde, ou alors plus tard, quand j’en saurais plus. Du coup j’ai eu un petit coup de blues. Si je n’ai rien à dire, pas la peine de vouloir être artiste. Il fallait donc porter le deuil de mes ambitions, et, par déformation professionnelle, j’ai voulu artistiquement montrer que je renonçais au statu d’artiste. Pas de façon grandiloquente, juste porter quelque chose de noir et triste. Mais je n’avais pas ça dans mon placard. Alors je suis sortie de chez moi. Je suis allée voir une amie pour lui emprunter a machine à coudre. Et je suis allée acheter du crêpe, et j’en ai cousu sur quelques vêtements : sur mon chapeau, sous les aisselles de mon pull. C’était pas mal, assez urbain. Un mélange de veillée funèbre gothique, de street-wear et de spider-man.
François se fout-il de moi ? « Oui, enfin, quand je suis arrivée, j’ai eu mon petit succès. Je m’attendais à la surprise, clair, mais pas au succès. Tout le monde était emballé. Et j’ai eu mes premières commandes de customisation de vêtements. J’ai compris qu’il y avait quelque chose à faire là-dedans, alors je me suis lancée. J’ai pris des cours de couture, me suis achetée une machine à coudre, et suis passée à l’étape suivante, la confection d’un vêtement de A à Z.
Placebo : Without You I’m Nothing Je me suis mise à lire des tas de bouquin de théorie sur les réactions face aux couleurs et aux matériaux. J’ai commencé à véritablement m’intéresser à la mode, et à mieux la comprendre. Au début j’étais un peu rétive à ce monde que je jugeais superficielle, parce que j’étais encore jeune et innocente. Voilà les leçons que j’ai apprise : Premièrement : le rapport entre le corps et le vêtement. Le vêtement redéfinit le corps. Il ne montre que ce que tu veux montrer. Corset, wonderbra, min-jupe, bustiers sculptent le corps. Deuxièmement : le vêtement est le reflet des mœurs d’une époque. Corps, morale vêtement sont liés par des rapports d’influence extrêmement complexes. Quand tu es un grand couturier, tu ne veux pas juste mettre en valeur un élément du corps. Tu veux que le corps de l’autre soit le vecteur de ce que tu as à dire sur le monde. Pour cette raison, la mode est choquante. Un œil non-averti dit simplement : c’est n’importe quoi. En réalité, le grand couturier ne pense tout simplement pas au confort, ou au bon goût : il prolonge ou anticipe sur son époque. Et même si c’est très intéressant, ce n’est pas ce que je veux faire. En fait ma démarche est plutôt l’inverse : je ne cherche pas à imposer mes vue sur les autres car je n’ai aucun message à faire passer. Je veux simplement que mes clients portent des vêtements qui correspondent à ce qu’ils sont.
Pour ça, quand je parle de mon métier à mes amis, je dis parfois que je suis couturière / psychanalyste. Mon moto est : plus on discute avec quelqu’un, plus on le découvre. Il faut d’abord effeuiller le client, enlever ses préjugés sur la mode, sur l’image que les autres ont de lui, et sur la façon même dont il se voit pour savoir qui il est, et le rhabiller.
Le vêtement n’est pas forcément mensonge, il est plutôt fantasme. Fantasme du regard de l’autre, de celui que je suis. Le problème, et au fond tu l’as bien vu, c’est qu’il n’y a pas d’individu. C’est toujours je parmi les autres. Chacun s’arrange, se costume, se crée une histoire pour un public. Ce qui me gêne, c’est que cette histoire soit imposée par d’autres. Que tout le monde ait la même. Ce que je veux, ce sont des vêtements auto-fictionnels : quitte à porter un masque, autant qu’il soit moulé sur mon visage.
J’ai vu François acquiescer de la tête. Il avait l’air songeur. Moi-même je suis un peu confuse. Je ne sais pas si je l’aime, mais c’est une vraie possibilité. A force de discuter, le temps est passé, et le soleil s’est couché. La nuit porte conseil dit-on, mais cette fois-ci, elle ne m’a apporté que de la confusion. Je me suis ouverte à quelqu’un que je ne connais pas. Au moins m’a-t-il écoutée et peut-être comprise. Un homme capable de se taire et de faire attention à moi, voilà qui est rare. François sort de sa rêverie et s’approche de moi : « C’est très intéressant ce que tu viens de dire, mais il me faudra du temps pour en tirer toutes les conséquences. Dès que je t’ai vu, enfin presque, j’ai su que tu étais différente. Maintenant je sais pourquoi : tu es la seule personne que je connaisse qui ne se cache pas. Maintenant, je crois que tout vêtement est inutile. Déshabillons-nous, que nous puissions encore mieux nous connaître ». Au fond, c’est exactement la réponse que j’attendais.
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