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Mangeclous
Il fait noir dans la salle. On a mis le Grand Chef tout seul sur la scène, dans un fauteuil bien confortable. Avec un micro cravate, bien que le Grand Chef n’ait pas de cravate. Au plafond la rampe chauffe chauffe pour me faire bien voir. Chauffe tant et plus que je ne vois plus rien à mon auditoire. Je ferai bien des Grands signes à la régie pour rétablir l’égalité lumineuse dans la salle, mais tout le monde me regarde. Je colle chaque vertèbre de mon dos bien au fond du fauteuil crapaud. Mon souffle est à deux doigts de partir en promenade, mais il faut que je lise. Que je lise Mangeclous, d’Albert Cohen, à ce tout petit public les yeux écarquillés (là j’invente, parce que le public est dans le noir). Juste un passage, parce qu’on va pas y passer la nuit non plus. Alors je commence, lentement je lis comment Salomon, un matin brillant à Céphalonie, nage les mains dans une bassine, car il a peur de nager tout entier dans la mer. Puis comment tous les marchands du ghetto crient les mérites de leurs marchandises, alors que Mangeclous, Mattathias et Michaël dévalent les pentes aigues de la petite ville grecque, sans se casser la margoulette, pour rejoindre leurs compères et manger des pistaches. Intérieurement je dévale en fait les pentes des mornes de Port-au-Prince, au milieu des cris du vendeur d’eau « dlo dlo », des chants des fidèles à l’église, échappant à la chute des mangues mûres, le tympan percé par les cocoricos qui se pavanent, en direction de la mer des Caraïbes. Dans les escaliers étroits juste refaits par l’OIM, je glisse et manque de choir sur un âne qui dort, sous le rire des enfants, je trempe mon doigt dans la rapadura, je vole un beignet dans la friture bouillante, et caresse les poussins qui se serrent de peur dans un grand panier, sur la tête d’une femme aux fortes épaules. Il fait chaud, mais pas assez encore pour que je m’endorme à l’ombre de lam veritab [1]. En fait ce sont les projecteurs qui chauffent ma peau. J’interromps ma lecture. Le chapitre est fini. Je scrute dans le noir. Il y a un grand silence. Le temps que le public se reprenne pour m’agonir de questions. ça démarre lentement puis fuse. Le contexte historique ? La vie de Cohen ? Son positionnement religieux ? Et enfin : si Cohen revenait aujourd’hui, que nous dirait-il ? Alors là il est bien embêté le Grand Chef. Eh bien non, Cohen est mort, il ne peut pas revenir. Certes oui dit le questionneur, mais vous pouvez répondre à sa place, car « pour moi vous êtes Albert Cohen ». Oh oh. Donc à partir de maintenant, en plus de Grand Chef, je veux bien qu’on m’appelle « Grand écrivain du 20e siècle ». Merci
[1] lam véritab est un pyebois -arbre - qui fournit de grands fruits au goût neutre délicieux frits
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