- Mémoires d’un platane, épisode 20
- Des hommes - Laurent Mauvignier - 2009
- Mémoires d’un platane, épisode 19
- Mémoires d’un platane, épisode 18
- Les années de Annie Ernaux
- Mémoires d’un platane, épisode 17
- Mémoires d’un platane, épisode 16
etc.

Autres piges de
Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie

- Mogwai : Mr Beast
- Steak, un film de Quentin Dupieux
- Entretien avec le groupe Arlt
- Fury Fest Facho
- Rubber, un film de Quentin Dupieux
- Des hommes - Laurent Mauvignier - 2009
- In rainbows (premières impressions)
- Hellboy
etc.


O
ù kon est ?
> Rubrix > Free our librarians

Mémoires d’un Platane, épisode 9

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le mardi 13 mai 2008.

"Je t’ai manqué ? - Pourquoi, tu me visais ?" C’est par ces mots que commence le nouveau Bashung, et quelle meilleure façon pour introduire ce nouvel épisode de votre palpitant feuilleton ? Donc, comme tous les quatre épisodes, nouveau narrateur, et encore une fois narratrice : Ninnog. J’espère que ça vous plaira.

P.S : de par le métier de la jeune narratrice, la musique qui accompagne devrait être couleur variétoche, mais j’ai peur que plus personne ne lise après ça. A votre, avis, variété française ou pas ?

free music

2 Avril

Ninnog

Grasse matinée ce matin, et je dois bien dire que je l’ai bien méritée. Je ne sais pas quelle heure il est, mais je sens la douce lumière du soleil, filtrée par la vitre, me tapoter gentiment les yeux et me chauffer les doigts de pied. Il faudra bien se lever, un moment où l’autre ; mais cet instant-là, n’existe pas encore. Je laisse mon corps décider pour moi.

En attendant le signal, je laisse glisser sur ma peau le satin de mes draps. J’en ai rêvé toute ma jeunesse et cette sensation est en réalité bien plus voluptueuse qu’on ne l’imagine. Ce frottement qui n’est pas irritation mais caresse. Je prends conscience de l’existence de mon corps au contact de ces draps qui en définissent les frontières. Je me roule dans mon lit, laissant le tissu s’accrocher entre mes jambes. Ah donc, elles étaient là ! C’est un plaisir simple, qui ne nuit à personne, ne pose aucun problème moral : la simple joie d’être là.

Mes bras sont encore sous l’oreiller, soutenant ma tête lourde des tumultes d’hier. Pourtant, ce n’est pas l’alcool qui me pèse. Après chaque concert, il faut remercier tout le monde. Mes oreilles se remplissent alors de compliments qui me font frétiller de plaisir. Quand je dors, je fais de beaux rêves, pleins d’amour, de gloire et de beauté, qui viennent au fil de la nuit s’entasser dans mon cortex cérébral. Comment, pleine de toutes ces douces pensées, lever ma tête de l’oreiller ?

J’aime être aimée. Cela produit en moi des tas d’endorphine. Mieux que le sport : Mieux que le sexe ? Peut-être... J’aime le succès pour ce qu’il représente. Chaque disque que je vends, me fait un peu plus rentrer dans la vie des autres. Cette petite partie de moi qui emplit leur air, les fait chanter sous la douche. Ils, ou plutôt elles, vu le nombre de filles dans mes concerts, ont même le droit aux fausses notes. Qu’elles fassent de mes mélodies ce que bon leur semble, les fassent leurs. Et si elles associent mes chansons aux moments heureux de leur existence, alors j’ai fait mon travail. Savoir, que peut-être un couple fait en ce moment l’amour en rythme sur ma musique, me donne cette satisfaction de la mission accomplie. Pas de raison de se lever, dès lors.

Je suis une chanteuse populaire. Je ne cherche pas l’innovation, mais le confort. Pas la finesse mais l’efficacité. Je chante ce que la masse veut entendre, et cela tombe bien, parce que c’est exactement conforme à mes goûts. Tout le monde sait que je viens de la télé-réalité, que je n’écris pas mes chansons... Et pourtant aussi entraînée, formatée que je puisse être, le fait est que je suis devenue celle que j’ai toujours voulue être.

Cela surprend les gens qui me connaissent dans la vie privée. « Toi, Ninnog, qui est si intelligente, qui sait tant de choses sur l’idéalisme allemand, pourquoi toi, tu es devenue chanteuse de variétoche ! C’est gâché ! » C’est typiquement ce que j’entends et cela m’énerve. Oui, je vais au Québec pour enregistrer mes albums. Oui, je dois ma célébrité à des adolescents accrocs au SMS. J’ai envie de dire : et alors ! J’aime mon métier, j’aime mon public, et ma vie est tellement fantastique !

Par ailleurs, à quoi ça sert d’être philosophe si c’est pour rester derrière un bureau, à écrire des choses que personne ne veut lire. Ce n’est pas ainsi que je peux être utile à la société. J’ai besoin de me sentir à ma place. Je ne sens aucun désir de changer le monde, et en matière de morale, comme dans la façon de conduire mon existence, je suis très cartésienne, Je m’adapte, et je fais exactement ce qu’on veut que je fasse. On peut me traiter de conformiste, mais ça m’est bien égal. Au moins, je sais où je vais.

Décidément, tous ces reproches m’énervent. J’ai besoin de me ressourcer auprès de ceux qui m’aiment vraiment : mes fans. Je me dresse dans mon lit, et déjà ça va mieux. Il fait chaud grâce au chauffage, et je n’ai même pas mauvaise conscience concernant l’environnement car des panneaux solaires fournissent mon électricité et ma maison est très bien isolée. C’est si bon d’avoir de l’argent.

J’ai fait peindre les murs d’une belle couleur rose pale, une couleur à la fois romantique et apaisante. Je me lève, et enfile mon petit peignoir. Je me dirige vers la douche, et non, là, vous ne pouvez plus me suivre. J’ai quand même droit à un peu d’intimité.

Pause musicale.

Enfin habillée. Même à la maison, je suis au top. Je ne suis pas le genre de personne à rester en survêtement crado toute la journée à me gratter les fesses devant la télé. J’ai des engagements. Il faut répéter le nouveau spectacle. Peut-être faire quelques courses en rentrant ou simplement me faire manucurer. Si j’ai le temps, je chercherai peut-être l’amour, mais je ne sais pas si j’en ai vraiment envie. J’ai déjà largement assez à faire avec moi-même. Et puis, je me dois à mes fans. D’ailleurs j’ai une session de chat de prévue.

Je me dirige donc dans ma salle des trophées. C’est une grande pièce où je conserve les cadeaux que me font les fans. Bouquets, chocolats, lettres d’amour enflammées ou simplement d’admiration, dessins, livres qu’il faut vraiment absolument que je lise tellement c’est trop bien. Evidemment, je ne les lis pas, car je n’ai pas le temps. Je suis en train de relire l’intégrale d’Anscombe. Dans le bus de tournée, c’est pas évident de se concentrer, alors je dois recommencer, encore et encore, pour comprendre. En plus lire en roulant me fait mal à la tête. A noter sur mon agenda : chercher si l’intention existe en livre lu.

Excusez-moi pour cette digression. Je disais donc que ma salle des trophées, est une salle qui sent bon la rose. Elle est bien aérée pour que cela reste respirable, claire parce que j’ai une grande baie vitrée au plafond qui laisse entrer le soleil, et en son milieu trône mon ordinateur. Je l’aime. Pas tellement pour ce qu’il est, que pour ce qu’il représente : mon lien avec tous ces gens qui m’aiment, et je ne dirai jamais qu’il y en a trop. Quand je tchate avec mes fans, je suis à la vie comme sur scène : bien maquillée, bien habillée. Ce n’est pas qu’une question de mise en scène, d’image qu’on donne aux autres. C’est aussi une question de personnalité. Mes fans seraient bien déçus s’ils me voyaient débarquer avec un vieux pull tout distendu, avec mes lunettes de lecture, et un volume de Kant à la main. C’est une partie de moi qui ne les intéresse pas. J’ai deux cœurs, qui ne battent pas au même rythme. J’appuie sur un interrupteur pour passer de l’un à l’autre.

Me voici donc, Ninnog, star du top 50. Je branche la webcam, la règle pour que tout le monde puisse voir derrière moi que je ne jette rien de ce qu’on m’offre. Je commence par lire ce que les fans m’écrivent. J’ai mis en place une messagerie en place avec mon manager. Les gens qui achètent l’album ont un accès spécial qui leur permet de m’écrire. De temps en temps, je fais une session vidéo pour discuter avec les membres du fan-club. J’ai même un blog. Il faut bien récompenser ceux qui se donnent encore la peine d’acheter les disques, c’est quand même grâce à eux que je peux vivre aussi bien.

Bon, je vais répondre à trois messages ce matin, pour m’échauffer. Première candidate : Juliette. Elle a 12 ans et habite Bagnères-de-Bigorre. Je marque sur un post-it : voir s’il y a une grosse salle de concert là-bas.

« Ninnog, ché nous, il fait chaud. C’est trop super. Mais c’est moins super que ton nouveau disque. Je le kiffe tro. Des fois j’invite des copines. On branche le karaoké et on chante comme des folles sur tes tubes. C’est juste dommage qu’elles y soient pas toutes. Tu pourrais pas mettre une version karaoké sur le proch1 disque ? En tout cas, merci que tu fais des bons disques et je t’aimeré toute ma vie, t’es ma star. Bisous. Juliette. »

Je réponds : « Merci Juliette. Bonne idée pour le karaoké. Si tu te filmes avec tes amies, n’hésite pas à nous envoyer la vidéo via la partie vidéo du site. Tu pourras bientôt trouver un top 5 des meilleures reprises de mes chansons par des fans. Peut-être y seras-tu bientôt ? En tout cas, merci pour ton soutien, et d’avoir pris le temps d’écrire. Je t’envoie une photo dédicacée en pièce jointe. Ninnog ».

Autre mail. Un adolescent de 15 ans. Je me souviens qu’à cet âge, les garçons me paraissaient très mystérieux. Toujours à jouer au foot, à se taper dessus. Et puis à quoi pouvaient servir tous ces boutons ? A l’époque, je pensais qu’il n’y avait rien de mieux que Brian Adams, et malgré tout le malaise que je pouvais ressentir devant mes camarades de classe, je rêvais secrètement que le plus musclé d’entre-eux, dont j’ai oublié le nom (je crois que c’était Jean-Marc mais peut-être je confonds), viendrait rejouer avec moi le final de Dirty Dancing. Bref, lisons la missive du petit Dylan :

« Bonjour, je m’appelle Dylan. J’ai 15 ans et je suis pas un pd. Pour séduire les meufs, je fais de la muscu, je mets du parfum. Les filles, elles aiment trop mon corps. Le problème, c’est que quand je suis avec, elles m’obligent à écouter leurs trucs. Les radios-love, c’est de la merde. Moi mon truc, c’est plutôt le crunk et le rap US. C’est pas cool tout ça. Heureusement que toi t’es de la balle. Tes clips y sont bien, y a des bonnes chorés. La musique elle booste bien. En plus, t’es à poil sur la pochette, et on voit pas bien, et ça me rend fou. J’aimerais bien enlever les trucs qui cachent c’qu’est intéressant, tu vois c’que j’veux dire. Lol. Sérieux, t’es bonne, et ta musique aussi. Bon, j’peux pas trop le dire aux potes, parce que sinon j’vais passer pour une tarlouze. Alors, si tu pouvais faire un duo avec un rappeur style Booba, ça serait trop bien. Et t’en vendrais trop. Elle est pas classe mon idée ? »

Tellement de confusion... Répondons : « Dylan, l’idée de la pochette était de jouer sur la séduction, et je suis contente que ça t’aie plu. Pour les filles, je n’ai que deux mots à te dire : Dirty Dancing. Quand tu auras vu le film, tu comprendras tout. Tu comprendras que le regard des autres ne compte pas quand on aime. Et si tu te mets à aimer la musique romantique, qui pourrait te juger ? Pour le duo avec un rapper, je sais pas, ça dépend de la maison de disque. C’est compliqué. Faut qu’il y ait un bon feeling. Peut-être pour la télé. Faut y réfléchir. Bien à toi, Ninnog »

En fait, le mystère des garçons n’est pas là où je le pensais à l’époque. Au départ , tout ce qu’ils veulent, c’est plaire, en montrant les muscles. Ils ne savent juste pas que ce n’est pas tout dans la vie. Quand ils sont avec les filles, ils découvrent toutes ces choses merveilleuses que sont l’amour, les rideaux roses, les rêves de princesse. C’est tellement exotique. Pour un cerveau de 15 ans, c’est beaucoup trop d’informations et après je me retrouve avec des messages comme ça dans ma boîte aux lettres. Faut pas exagérer, je vais pas faire du gangsta-rap, moi. Bon, si ça fait vendre, faut y réfléchir.

Troisième message. Le téléphone sonne. C’est François. Fait longtemps que je l’ai pas vu, lui. Depuis qu’il ait avec la fameuse et invisible Veronika, on n’a plus trop de nouvelles.

« Allo Ninnog
-  Oui, François.
-  Salut, ça fait longtemps qu’on s’est pas vu. Je peux te voir bientôt. J’aimerais te présenter mon amie.
-  Heu bonne idée. Je fais une émission de télé Samedi, tu peux venir aux répétitions si tu veux. Je pense que les heures empiètent pas sur ton show.
-  Cool. Tu appelles, Alcibiade, et on se fait un restau après ? J’ai plein de trucs à te raconter.
-  Pourquoi pas. Bon à plus, on se rappelle pour bien fixer tout ça. »

Ah, enfin, voir la girlfriend de François. Elle doit être spectaculaire, pour l’avoir détourné de moi si longtemps. Vraiment, c’est une belle journée qui commence. Je pense que je vais laisser là mes messages, et m’allonger sur le sofa. Peut-être que je vais me filmer en train de dormir, la tête mollement enfouie dans des petits coussins. Il faut bien donner quelque chose aux fans.

Répondre à cet article


Free our librarians