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Mémoires d’un platane, épisode 10

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le dimanche 20 juillet 2008.

Enfin, le nouvel épisode. Je pense que l’épisode 11 mettra moins de temps à venir. En tout cas, on retrouve Ninnog, qui après nous avoir présenté sa vie de star, va jouer sur la scène d’un plateau de télé et retrouver son public. Pourtant, un autre public l’attend : ses amis. Que vont-ils se dire ?


Découvrez James Brown !

Ninnog, 15 Avril

James Brown : Gonna have a funky good time

L’odeur du cuir qui provient des sièges de la voiture me plaît. En transit vers le studio, je me concentre, laissant temporairement mon destin dans les mains du chauffeur gentiment mis à disposition par ma maison de production. Je visualise la scène, revoie la chorégraphie dans ma tête, et surtout, j’entends les clameurs de la foule qui m’acclame. Ce soir, je joue à domicile : une émission mi-variété, mi-télé-réalité, où j’ai fait mes débuts : mes fans seront là, les petits nouveaux me regarderont avec admiration car je suis celle qui a réussi, et quoi qu’il arrive, les chauffeurs de salle seront là pour que tout se passe bien.

Ce soir est particulier pour moi : nouvel album, début de la promotion, mon public sera là, mes amis aussi. Il faudra tout donner, et pourtant contrôler : aucune fausses note permise. Pas de souci, je suis en parfaite maîtrise. La voiture s’arrête et je n’ai pas besoin de rentrer dans le rôle de la star. Je suis la star.

Je sors et déjà les fans se ruent vers moi. Un autographe, puis l’autre, j’enchaîne à toute vitesse, prenant malgré tout le temps d’échanger, là un regard, là une petite parole qui ne coûtent rien mais resteront pour eux d’impérissables souvenirs. Au milieu de tous ces regards émerveillés en vient un qui est à la fois familier et, sous cet aspect, inconnu. François, perdu dans la foule, réfléchit. J’attrape son regard, lui intimant de me rejoindre. Dans l’entrée du studio, je m’étonne de le voir seul. Où est la fameuse Veronika ?

-  Elle arrive. D’ailleurs, je vais te laisser là, car elle rentrera pas sans moi. Je voulais juste te dire que ça fait longtemps qu’on s’est pas vu, que t’es mon amie, que tu vas livrer une grande performance, et qu’on va passer une bonne soirée ce soir.

-  Cool. Et tu as des nouvelles d’Alcibiade ?

-  Je l’ai eu rapidement. Il vient, bien sûr. Je sais pas trop quand. Peut-être t’attend-il déjà devant ta loge ?

-  Oui. On ne sait jamais avec lui. Bon, à plus.

François est là. Alcibiade sera là. Et moi, suis-je là ? Pas encore.

Chanter, ça ne se fait pas comme ça. Déjà, il faut voir les gars du groupe, prendre de leurs nouvelles, s’assurer que le moral est bon. Bizarrement, l’émission de ce soir, aussi fabriquée qu’elle soit, est une des dernières à proposer du live. Alors si mes musiciens se plantent, je me plante. Si ça arrive, le disque ne se vendra pas, et des gens seront renvoyés. Il faut en avoir conscience. Ne pas minimiser.

Je n’aime pourtant pas la lourdeur. Je suis un petit papillon au cœur d’un gigantesque engrenage. Je n’ai qu’à être belle, me faire admirer, et virevolter. Je dois être légère. J’ai beaucoup travaillé en amont, pour y arriver. Alors, quand j’ai suffisamment discuté avec tout le monde, et que j’ai acquis la certitude que tout se passera bien, je me dirige vers ma loge, et je m’endors d’un petit sommeil de concentration, pendant qu’on me pomponne et me maquille.

Lorsque j’ouvre les yeux, je ne suis plus la même. Je peux, seulement maintenant, enfiler ma tenue de scène ridiculement courte et outrageusement pailletée. Je suis une star, mon corps est parfait, je suis en maîtrise totale. Le monde est à moi. Il est déjà 21h20. On me signale de me tenir prête. Je n’ai jamais été aussi prête de ma vie.

Alizée : 50 - 60

Je rentre sur scène au milieu d’explosions de confettis, accompagnée d’une dizaine de danseurs, qui sont les extensions de mon corps, répétant mes gestes, comme les miroirs posés dans les vieux compartiments de train, l’un en face de l’autre, créant une impression de profondeur infinie. En une expression : j’ai envahi l’espace. Ma voix monte, aspirant tous les sons environnants pour ne laisser que l’omnipotence de mon chant. Je captive tous les regards, un par un, les transformant en combustible pour ma transe. Je suis une alchimiste. Je suis une sorcière. Je suis une Déesse. Vénérez moi !

Je sais bien qu’il n’y a pas de Dieux sans adorateurs. Je ne suis là que pour mes fans comme ils ne sont là que pour moi. C’est un pacte qui s’affiche aux yeux de millions de spectateurs. Je dois regarder la caméra, droit dans les yeux, et voir au delà, acquérir de nouvelles âmes pour mon culte. Telle la mer en marée haute, je m’étends toujours plus loin : musiciens d’abord, danseurs ensuite, et l’écume serait le public. Ne pas comprendre cela comme quelque chose de péjoratif. Le public n’est pas moi. Je chante ; il écoute, vibre, et s’il n’est pas passif, son activité n’est pas du tout la même que la mienne. C’est une activité de réception. Il est un bout de moi, assimilé. Il est l’extension de mes désirs. Je m’arrête. C’est fini. Trois minutes trente de grand spectacle, pendant lesquelles je suis entrée en fusion avec mon public, lui offrant ce que, quelques instants auparavant, il n’aurait osé penser possible. Se fait alors un silence imperceptible, puis la foule entre en combustion. J’ai fait mon métier. La suite est une formalité : un petit peu de bla-bla avec le présentateur, un duo avec un jeune plein de talent, un peu impressionné, et je peux le comprendre vu l’incendie que j’ai allumée. De retour dans ma loge, je m’affale sur le fauteuil. Je suis soulagée. C’était une prestation courte mais importante. Mon public m’a manqué. Apparemment, c’était réciproque. Je m’assoupis imperceptiblement, pleine de contentement.

Quand je me réveille, j’entends des voix s’entrechoquer devant la porte de ma loge. Je reconnais celle de François et d’Alcibiade. Entre les deux, un ton plus aigu, qui doit appartenir à une femme. C’est certainement Veronika.

-  Ce que je te dis, c’est que tu refuses tes responsabilités.

C’est la voix d’Alcibiade : un peu mielleuse, et pourtant fermement déterminée.

-  Pourquoi tu dis ça Après tout mon émission a toujours été à la demande.

François se défend. Je ne sais pas de quoi ils parlent. Faut que je me change parce que je n’envisage même pas de pouvoir discuter avec cette robe si moulante que même moi je me demande si je n’ai pas oublié de mettre des sous-vêtements.

Une fois repassée en mode discussion, j’ouvre la porte. Tout le monde est content de me voir, même Veronika, qui semble toutefois un peu sur la réserve. Je n’en attendais pas moins. Je me méfie toujours des gens qui vous sautent dessus comme s’ils vous avaient toujours connus. En même temps, je suppose que c’est la rançon du succès : tout le monde a un avis sur vous. Enfin, apparemment pas elle.

Intéressant : telle que François me l’a décrite, je m’attendais à une femme fatale, en robe fourreau noire, une cigarette à la main, prête à rendre fous les hommes. En réalité, même si je dois reconnaître qu’elle est plutôt mignonne et bien habillée, je la trouve un peu en dessous de sa légende. Juste une brune aux cheveux longs, habillée de façon sobre, avec un jean suffisamment moulant pour que ce soit sexy sans être provocateur et un haut avec un début de décolleté ma foi fort chaste. Si elle a fait ça pour éviter de me voler la vedette, c’est une noble intention. Mais de toute façon, personne ne peut le faire sans mon consentement.

Lenny Kravitz : Are you gonna go my way

Je fais rentrer tout le monde dans ma loge, demande à mon assistante de ramener à boire. Quand tout le monde est bien assis, je demande quel est le sujet de discorde.

-  Oh, pas grand chose, me répond Alcibiade d’un ton qui sent la mauvaise foi. Simplement, il veut laisser la programmation de son émission aux auditeurs.
-  Et alors, dis-je, c’est pas déjà le principe de son show ?
-  Oui, enfin, dans une certaine limite. Tu sais bien que j’ai des assistants qui filtrent à mort pour ne garder que ce qui est déjà dans la playlist. D’ailleurs, le plus souvent, on a déjà prévu ce qu’on va passer et on sélectionne les auditeurs pour que ce soit conforme. C’est pas vraiment la démocratie, et il est temps que cela change.
-  D’accord, je comprends. Mais est-ce bien ton rôle ? Je veux dire, si les gens écoutent la radio, c’est bien pour entendre un certain style de musique, pas n’importe quoi.
-  En plus, ajoute Alcibiade, tu oublies que les gens ne savent pas ce qu’ils veulent. Laisse-moi te raconter l’histoire de ma dernière conquête féminine.

J’étais assis à la terrasse d’un café, et je vois cette femme très belle, seule à une table, qui regardait sa montre de temps en temps. Elle avait des seins très lourds, prêts à jaillir du débardeur, qui m’empêchaient de me concentrer sur le rapport que j’étais censé écrire. Tout cela m’énerve un peu, et je ne suis pas du genre à laisser un problème sans solution. Je me lève, je la rejoins à sa table. Elle me dit qu’elle attend son petit ami, qui est en retard mais devrait arriver d’une minute à l’autre, il doit être pris dans les bouchons, pas possible autrement, et de toute façon il vaudrait mieux que je parte car s’il nous voit tous les deux ce serait un quiproquo et manifestement elle n’aime pas ça. Je peux comprendre. Mais je ne vais pas m’arrêter pour autant. Je lui réponds donc avec mon meilleur sourire qu’il n’a pas à être en retard : un gentleman est toujours à l’heure. Circonstance aggravante, vous avez l’air de vous ennuyer. Donc parlons un peu en l’attendant, on pourra toujours dire que je suis un ami d’enfance. Vous n’avez qu’à me raconter quelques souvenirs pour que ce soit crédible.

Comme elle n’avait rien de mieux à faire, elle m’a raconté sa vie, suivant la loi psychologique bien connue stipulant qu’on se confie plus facilement à un parfait inconnu qu’à son meilleur ami. De fil en aiguille, elle en vient à aborder le sujet de son abruti de petit copain qui avait déjà un quart d’heure de retard. Ecoutez : moi ; je suis un homme qui parle pour agir. Je la sentais déstabilisée, alors je l’ai chipée. Il m’a fallu peu de temps pour la convaincre que son mec était pas fait pour elle, qu’il lui fallait plutôt quelqu’un comme moi, et que la preuve en était qu’elle ne m’avait toujours pas renvoyé à ma place, alors qu’elle l’aurait fait pour n’importe qui d’autre.

Après avoir couché avec elle dans un petit hôtel à proximité, je l’avais convaincue que son mec n’était pas fait pour elle, et moi j’ai pu me remettre au travail le cœur léger. La morale de l’histoire, c’est que les gens ne savent pas ce qu’ils veulent : il faut les baratiner jusqu’à ce que ça marche, et les rendre heureux malgré eux.

-  C’est quand même un peu fasciste comme raisonnement, s’indigne Veronika. Où est le choix là-dedans ?

-  Y a pas besoin de choix. T’allumes pas la radio pour ça ! Je n’empêche personne de fouiller dans les bacs à disque. Je dis simplement que François n’a pas à s’embêter plus que ça.

-  Et si j’en ai envie, dit François avec émotion, comme s’il voulait se sortir un truc du cœur. J’avoue que je suis fatigué de la merde que je passe constamment. Les ados écoutent parce qu’ils n’ont rien d’autre à écouter. Les programmateurs choisissent par rapport à ce qu’ils pensent que les ados vont écouter. Les maisons de disque paient très cher pour que tout le monde écoutent des disques qu’aucun agent artistique n’écouterait chez lui, mais qui sont censés plaire aux adolescents. Au final, tout le monde écoute de la merde. Personne n’achète plus de disque, parce que de toute façon, il y a des choses plus importantes à faire. Parce que c’est juste du bruit de fond. Ca ne sert à rien. Et depuis que je suis avec Veronika, je me rends compte que tout ça a tellement d’importance pour moi, que la musique a tellement fait pour moi, que je dois lui rendre la pareille. Même si c’est qu’une heure par jour. Et encore, moins si on enlève les pubs. Mais j’en ai marre d’être au cœur de ce système et de ne rien pouvoir y faire, de voir tout mourir lentement. Je dis pas que je vais sauver la musique, mais j’ai une responsabilité : n’est-ce pas mon rôle d’amener mes auditeurs là où ils n’auraient pas pensé aller ?

J’analyse le discours de François au fur et à mesure que je l’entends et je dois avouer que je je ne sais pas trop comment le prendre. Sur le fond, je suis pas complètement en désaccord, mais en même temps j’ai conscience de qui je suis et de mon statut dans la chanson française. Sans le matraquage massif, est-ce que mon public me suivrait encore ? Alors, dès qu’il se tait, je lui réponds :

-  Mais François, regarde où on est, dis-je en lui montrant la loge ! On est au cœur du paradoxe : les fans votent pour ce qu’ils aiment. Tu peux dire qu’ils sont dirigés par la production, que le vote est truqué, mais moi, sur scène, j’ai croisé le regard des fans, je les ai subjugués et ça n’a rien de faux. Qu’est-ce que tu veux ? Etre élitiste ? Nous rejouer le coup de la minorité éclairée ? Mais si tu fais ça, les conséquences seront simples : personne n’écoutera plus ton émission, et tu seras au chômage. Est-ce ce que tu veux ?

-  J’ai pas dit ça. En plus j’adore ce que tu fais. Je veux sortir d’une playlist à dix titres, recréer un peu de surprise et d’enthousiasme, créer un dialogue avec les auditeurs. Je ne sais pas encore comment faire, et c’est pour ça que j’ai besoin de votre aide. Je veux faire une émission, comme il n’y en a jamais eu, une émission qui parle à chacun dans son cœur même. Vous êtes avec moi ?

-  Bien sûr, on a tous dit.

Qu’est-ce qu’on pouvait dire d’autre ?

-  Alors rendez-vous demain pour changer la radio et le monde !

P.S : Si vous vous demandez pourquoi j’ai mis autant de temps à finaliser cet épisode, je vais vous donner une bonne raison : les mots sont vains, et je préfère chasser le poulpe sous un pseudonyme habilement choisi :

Première partie de l’explication - 167.8 ko
Première partie de l’explication
deuxième partie de l’explication - 53 ko
deuxième partie de l’explication

(Ce début de roman photo est tiré d’un roman photo publié dans nous-deux et repris sur le très bon forum bd trash. Si son inclusion devait causer des problèmes de conscience à la webmaîtresse, je l’enverrai sous forme de mail quand l’épisode sera publié).


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