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Les tracas de la vie chéfiale

Par Le Grand Chef , le mardi 10 novembre 2009.

Comme me le dit souvent mon aide de camp, elle n’est pas facile la vie du Grand Chef. En même temps, vous savez ce que c’est un aide de camp. Ça vous flatte, c’est son travail. Un aide de camp, ça a le gène du passage de pommade, et puis au dernier moment, paf, ça se moque et ça prend le parti des railleurs. Un aide de camp tient plus de Scapin que de Lassie. N’allez pas interpréter mes paroles comme une plainte, parce qu’à terme, même un Grand Chef peut souffrir du syndrome de Stockolm. Voyez-vous on s’habitue à ces petites douceurs - même si on sait que par derrière, ça monte du syndicat à tour de bras : un aide de camp c’est gauchiste. A force de s’habituer, on souffre de l’absence quand l’aide de camp par en mission, surtout quand c’est avec un Grand sourire ravi « ah mon Grand Chef, qu’est-ce que ça va me faire du bien ces vacances », comme si la vie auprès du Grand Chef n’était pas que distraction et joie. Je sens que vous sentez que je verse dans l’apitoiement chéfial abusif, mais c’est un peu la thématique du jour, donc je ne vais pas vous épargner le champ lexical de la victimisation sous prétexte que vous êtes des lecteurs peu courageux, las de votre semaine de travail et uniquement à la recherche de divertissement. Si je ne suis pas contente, il faut bien que quelqu’un paie. Ce soir, c’est vous.

Depuis qu’il est arrivé dans son bout d’île le Grand Chef souffre, comme chacun sait, de fièvres récurrentes. Les médecins n’y peuvent rien, c’est une allergie à l’anti-urbain. On a essayé de le réunir avec des gens qui souffraient des mêmes maux, mais on n’en a pas trouvé. Le Grand Chef est le dernier à faire des crises de nerfs sur les canaux, les ordures, le drainage, les permis de construire, le foncier, l’eau potable, les percées visuelles et les murs rideaux en pays tropical. Il y a quelques clandestins de temps à autres qui se pointent pour pleurer avec lui, certains essaient l’explication fataliste « on n’y peut rien, faut s’habituer », mais globalement, ça fait rire tout le monde. Au premier rang desquels, l’aide de camp bien sûr, qui trouve ça tellement joyeux et vivant cette anarchie mon Grand Chef. Anarchie mon cul, en Luciocratie on aime l’ordre.

Les plus basses œuvres peuvent avoir des façades charmantes. A partir de 11h du matin, les rues se couvrent de couleurs chatoyantes, de bleu et rose, de rouge, de bordeaux, de vert, des pieds à la tête, des nœuds dans les cheveux. Les chaussettes à mi-mollet, quand ce n’est pas les collants. Des rubans entre deux tresses. Ça se tient par les bras, se porte les cartables, ça rit, ça lance des blagues. On attendrit son monde en accompagnant le petit frère. On a des yeux peints à l’encre de Chine. Pour se consoler de la méchanceté des adultes, on arrose le vendeur de sirop glacé des pièces de une gourde et on sème à tout vent le kraft du paquet de pop corn. Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, ça ne désemplit pas. On fait rue comble. Ce sont les écoliers.

Puisque la moitié de ce pays a décidé d’avoir moins de 25 ans, et qu’un bon nombre d’entre eux ont décidé de redoubler, on recense plusieurs dizaines de millions d’années fréquentant chaque jour les écoles du pays, qui, soit dit en passant, ne sont pour beaucoup que des murs sans crêpis, sans bibliothèques, sans cartes et des professeurs sans ressources. Mais je ne vais pas m’éloigner de mon propos en décrivant la situation des vingt pour cent d’écoles publiques, l’indescriptible mélange de désarroi, d’impuissance et d’incompétence du ministère de l’edukasyon, l’ouverture annuelle de centaines d’écoles non agréées qui ferment l’année suivante, les droits d’entrée qui coûtent plus d’un mois de salaire par tête de pipe, les violences sur les élèves et l’absence de cantine, sans quoi, ainsi que le dit très bien quelqu’un de mon entourage - le Grand Chef a un entourage, « si nous étions vraiment conscients de la situation, nous nous mettrions tous à courir dans la rue en nous arrachant les cheveux et en hurlant ».

Car mon propos est bien plus simple. Cette situation m’effraie comme tout un chacun, néanmoins il n’est pas de mon domaine d’entamer la réforme et la secousse sismique de l’éducation nationale, je n’aime pas les réformes et j’ai peur des tremblements de terre. Moi c’est la ville qui m’inquiète. Elle est bien vieille et personne ne s’occupe d’elle. Or, du matin au coucher de la nuit, car il y a les cours du soir, elle est arpentée en tous sens, tous les trottoirs sont pris, sa chaussée abandonnée par le macadam déborde outrageusement d’un asphalte enfantin, la dentelle de sa tuyauterie s’étiole sous les secousses répétées des petits pas légers, elle hoquète, tousse puis s’étouffe. La ville n’est pas faite pour qu’on y traîne à la sortie des classes.

Au milieu de l’enfer des sacs de bille (NB ceci est anatopique, je n’ai encore jamais vu un enfant haïtien jouer aux billes même si mon aide de camp prétend le contraire juste pour me faire croire que je n’ouvre pas les yeux dans la rue), les adultes. Les caissières de la banque, le porteur de charrette à bras, la vendeuse de charbon, le ministre stressant son chauffeur, le père qui a oublié son dossier, les expatriés hébétés, les chauffeurs de tap tap, et le Grand Chef avec sa Jeep, ou ses sandales, c’est selon. J’aimerai bien qu’on m’explique comment nous sommes supposés nous déplacer d’une réunion à une autre, d’un acheteur à un autre, d’un bailleur à un autre, d’un cireur à un autre, sans pouvoir circuler. Comment nous autres fous, qui semble-t-il, n’avons pas l’âge requis, pouvons miraculeusement sortir indemnes du capharnaüm sus-décrit ?

Or, et Haussmann ne viendra pas me contredire - tout méchant sécuritaire et épris de la liberté de marché qu’il fut par ailleurs le bougre de l’Empire, pour faire fonctionner vos petites activités et mes grands desseins, nous avons besoin de nous rendre d’un point à un autre, aussi vite que possible. Ce n’est pas avec une malheureuse trentaine de rues ou boulevards vaguement tracés il y a des décennies que nous pouvons remplir notre office. A plus forte raison quand elles sont perpétuellement bloquées par le mouvement charmant des petites têtes brunes dures à l’ouvrage et heureuses de le quitter. Car il y a une sortie d’école à chaque minute du jour, les horaires sont un labyrinthique mélange de décisions farfelues de tous les directeurs de la métropole.

Par conséquent, et las de cette situation, je décrète, vu que je suis Grand Chef, que c’en est fini de cette histoire, chacun étudiera à cent mètres de chez lui, dans de grandes écoles claires avec mille professeurs, accessibles uniquement par voie piétonne entièrement, et du kilomètre zéro au kilomètre 0,1, séparée de la rue, avec des petites fleurs et des fresques enchanteresses. Moins d’accidents, plus de chemins de chèvres. Ainsi les Huns pourront-ils promener leurs chars bien largement, le livreur son chargement, l’aide de camp ses pieds zélés et moi mon chéfisme.

Exécution avant que ma colère n’atteigne son plafond.


Bagne