Où kon est ? > Rubrix > Bagne |
||
Vous avez dit séisme ?
Port-au-Prince est un vaste camp, vous faites trois pas, vous manquez vous prendre les pieds dans les fils d’une tente. Dans la cour du palais chéfial, il faut la plus grande vigilance au moment de garer l’auto, pour ne pas escrabouiller les tentes sises en ce lieu au moment de la marche arrière. Et la géographie de la ville a pris un coup dans l’aile : bon nombre de rues sont inaccessibles en voiture car occupées par des campings. Il faut mettre à jour sa base de données pour ne pas se perdre, un GPS n’y retrouverait pas son veau. La nuit les bâches bleuissent sous la lune, comme une grande mer de pétrole. Quand il faut entrer dans un bâtiment inconnu, l’œil se lève. L’alerte à la fissure est donnée. L’antenne chéfiale examine les recoins, les poteaux, la structure, l’extérieur, l’intérieur. Décèle un coup de peinture donné sur une petite fêlure. Partout dans la ville on commente les réparations et les démolitions. On se promet de ne plus jamais entrer dans tel ou tel immeuble dont la réparation cosmétique est en cours, alors que de toute évidence, ce n’est plus qu’un château de cartes. La nuit, les immeubles penchés sur la rue prennent un air menaçant. Je fais une petite embardée vers la rive opposée de la chaussée, pour le cas où, on ne sait jamais, si ça tombait brutalement. Les fissures sont devenues des sifures, voire des fellations (dans la bouche d’un député), et leur participe passé sert à tout. A désigner quelqu’un qui semble un peu dans les nuages ou simplement se fait moquer pour une mauvaise blague. A renforcer le triste constat d’une maison « fisure plat a tè » (fissurée tombée à terre). De temps à autre, le Grand Chef croit sentir la terre trembler. Ce qui peut tout à fait se produire notez bien. Alors il écoute les bruits et regarde les objets, secousse, pas secousse ? Ce regard errant finit toujours par en croiser un autre, généralement rieur. Non, il n’y a rien, poursuivons. Le collègue qui fait bouger la table en écrivant est honni. L’ambiance de tour de Babel qui prévalait auparavant s’est amplifiée, la secousse ne l’a pas fait choir. Ainsi le Grand Chef par un beau matin se retrouve-t-il, avec un collègue calme et rompu à l’exercice, à discuter file d’attente de distribution de nourriture avec un Haïtien qui ne lui parle qu’anglais, un Sri Lankais et un Bangladeshi qui fume des mentholées. On fait quelques jeux de mots en créole sur le PAM, mais ça aggrave le fossé culturel, alors on arrête d’un air entendu. [1] Pendant ce temps, les sacs de riz USAID sortent du camion, vont dans les bras, sont déposés sur le trottoir d’en face et négociés au prix du cours actuel puis emportés par trois ou quatre sur des motos courageuses pour être revendus plus loin. Le marché de la denrée gratuite se porte bien. En suivant des yeux ce chemin, le Grand Chef rêve de grandes assiettes de riz sauce pois. Les files d’attente de femmes rieuses bloquent les rues. Les hommes sont jaloux, ils voudraient bien avoir aussi des coupons pour la nourriture, mais on ne leur fait pas confiance pour la cuisine. Les Huns sont comme devenus subitement heureux, ils sourient en surveillant la file, leur fusil dans les bras. Ce regain d’activité les enchante. Secrètement je pense qu’ils sont soulagés de ne plus être les seuls de toute la ville à dormir sous des tentes (et d’avoir les plus grandes, les plus belles, et des lits de camp). Les gendarmes français contemplent ébahis. Comme chacun, ils ont perdu la notion du temps. Ils demandent au Grand Chef, qui descend de sa voiture pour les faire circuler (pas souvent que vous avez fait circuler des gendarmes hein ?) : « depuis combien de temps êtes-vous en Haïti ? ». Quand le Grand Chef répond « depuis plus de deux ans », le jeune gendarme rasé de trop près manque de tomber à la renverse. Il y avait donc une vie avant le séisme. Le champ lexical de la discussion quotidienne est bourré d’allusions à la chose. Goudougoudou [2] est personnifié, réinterprété, amplifié, simplifié, associé à Jésus et sa bande, au diable et au bon dieu, démultiplié en zizizizip. Il y a ceux qui promettent qu’il ne repassera pas et ceux qui croient sagement qu’on n’est jamais trop prudent. On ne parle que de ça dans le monde des traumatisés post-séisme. Il y a les logorrhiques, les grands calmes, les optimistes devenus pessimistes, et toujours un petit vide au fond de l’œil, quelques millimètres de fissure dans la rétine, un coup de lame bien tranchante dans l’iris, pour tous ceux qu’il a pris avec lui. « ça va ?
La discussion s’interrompt. Dans le silence machiavélique de la tragédie, on n’entend que le petit souffle de regret et de soulagement, de désarroi, de honte et de culpabilité du vivant. La pause suffoquée du deuil. La parole qui n’a pas lieu d’être et qu’on ne prononcera pas. Les bras qui mollissent. S’il faut se prendre dans les bras, on risque de pleurer, on n’a que trop pleuré déjà. Alors le regard un temps perdu dans le flou du souvenir se tend vers l’autre et l’oeil reprend sa rondeur. Les joues tressaillent, et le muscle miraculeux du sourire se relève.
[1] Le PAM est le Programme alimentaire mondial qui donne aux ONG en charge de la distribution de nourritures les réserves de riz etc. En créole, « pam » signifie « à moi, le mien ». [2] Onomatopée réussie ayant donné son nom au séisme.
|
||
|
||
|
Bagne
|