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Mémoires d’un platane, épisode 1

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le jeudi 7 février 2008.

Chaque grand organe de presse doit avoir un roman feuilleton. Donc voilà, le premier feuilleton Luciocrate. J’espère que ça vous plaira. Le tout, une fois fini, formera un grand livre, à n’en pas douter, appelé : mémoires d’un platane.

Premier Février 2007

François

free music

Refused : liberation frequency

Je vis dans un pays mou. Je travaille à la mollesse de ma nation. Je suis donc parfaitement intégré. Je suis DJ. Je suis ce que je joue, et ma vie c’est de la merde.

Je travaille pour une grande radio FM, peut-être la plus grande. Je préfère ne pas vous donner son nom, car je n’aimerais pas que vous me lanciez de pierre si vous me croisiez dans la rue. Je ne signerai pas non plus d’autographe.

Mais avant de rentrer dans les détails, j’aimerais vous expliquer comment on en est arrivé là.

Au début, il y a la liberté. Ou plutôt, la contrainte. On peut penser que les deux sont liées, car comment montrer qu’on choisit, qu’on agit, s’il n’y a rien contre quoi aller ? Donc au départ il n’y avait qu’une radio, ou presque, dirigée par l’état. A l’époque j’étais très jeune, alors je ne vais pas vous dire si c’était bon ou mauvais. Demandez à vos parents, peut-être le savent-ils encore.

Puis vint le punk, qui comme tous les mouvements importants était à la fois contre et dans le système. Les anarchos, les indépendants, les crêteux, se sont dits : on peut vendre, en vivre, mais pour cela, et ne pas rentrer en contradiction avec nos idéaux, faut qu’on fasse tout nous-mêmes : notre musique, notre mode, nos valeurs, notre morale, notre révolte. Réinventons, créons le futur.

Pour propager la bonne parole, il fallait un outil. Quelque chose que chaque foyer avait chez lui : un poste de radio. Qu’un jour, fatigué d’entendre un vieux tube de variété fadasse, quelqu’un s’aventure à tourner la molette de fréquence, et y entende ce qu’il ne devrait pas, un son qui remue le corps et réveille le cerveau. Il fallait reprendre les ondes. Alors, un peu partout, des foyers de résistance se formèrent, utilisant du matos pourrave, des antennes émettant pas plus loin que deux pâtés de maison. La F.M. était née et avec elle la radio libre. Libre parce que contre. On allait passer tout ce qui n’avait jamais eu accès aux oreilles des auditeurs : rock, cul, débauche, frustration et parfois même jouissance.

Bien sûr, c’était interdit. Pour cette raison, tous ceux qui étaient là se sentaient spéciaux, et fiers. Se cacher, trouver la bonne cave, accéder aux meilleurs toits. Quel enthousiasme ! Les studios étaient minuscules. De la place pour une chaise, une table de mixage, une caisse de vinyles. Parfois, quand il était chanceux, l’animateur avait la place de s’asseoir.

Oui, c’était interdit, et pourtant, cette liberté on en avait besoin. Y avait des choses qui se disaient pas, et on allait leur donner leur place, et même quand y avait pas assez de place pour un animateur, on allait faire entrer tout le quartier. La démocratie part de la rue, et celle-ci allait enfin décider de ce qu’elle voulait entendre : parole et musique.

Quand j’y pense, à l’époque, tout semblait si neuf et beau. Et même si bien sûr tout cela était précaire, très amateur, bordélique et à vrai dire embryonnaire, je regrette parfois le temps des pionniers. Ceux qui défrichent, poussés par de vrais idéaux.

Mylène farmer : désenchantée

Mais après les pionniers viennent toujours les grands propriétaires. Qui excluent les indépendants, s’approprient leurs terres, violent leurs femmes et liquident ceux qui n’ont pas compris que le vent a tourné.

C’est que dans chaque groupe, il y a toujours un gars plus malin, qui arrive peu à peu au pouvoir, et pousse les choses à un autre niveau, plus lucratif, mais plus consensuel aussi.

Concrètement, quand une radio devenait populaire, elle pouvait commencer à parler avec les publicitaires. Et une fois le loup dans la bergerie, l’indépendance se faisait bouffer.

De sorte qu’il ne resta bientôt plus que deux types de radio :

-  celles qui continuaient d’émettre dans le chaos sur une ville ou plus sûrement sur un quartier. C’est le modèle associatif. Ironiquement, les radios de ce type qui ont survécu sont subventionnées par l’état : radios de mjc, de fac, etc.

-  celles qui s’étaient professionnalisées : pour cela il fallait de l’argent et tout le monde sait qu’il ne vient pas du ciel.

Donc, de tout ce magma culturel a surgi la FM actuelle. Très tôt le ton a été fixé : jeune, mais pas trop, juste assez con pour être compris par tout le monde, avec un minimum de morceaux pour que tout le monde sache ce qu’il a à acheter, et au milieu, de la pub, beaucoup de pub.

Voyant ce qui se passait, l’Etat a essayé de l’empêcher en faisant interdire les radios commerciales. Alors, les Judas ont mis une dernière fois leur beau costume de révolutionnaire, sonné la révolte contre les lois liberticides, et des milliers de jeunes gens sont descendus dans la rue.

Ce fut un grand bordel. Je me souviens, ma soeur était descendue dans la rue. Je voulais l’accompagner, mais mes parents me l’ont interdit. Pas question de rater l’école à mon âge. De toute façon, à l’époque, j’habitais à Nantes, et l’Histoire ne se construit pas en province...

Avec le recul, personne ne peut vraiment dire avec certitude si ça valait le coup ou pas. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas sans une certaine ironie que les défenseurs de la liberté, une fois légitimés, ont grossi au point de devenir hégémoniques. Car on émet pas comme ça sur la FM : il faut obtenir une fréquence, et pour cela il faut payer. Dans la plupart des villes françaises, la bande FM se limite à cinq-six radios diffusant le même son morne. Tout est rentré dans l’ordre.

David Bowie : D.J.

Je suis un enfant de la FM. J’ai grandi au son de Madonna et de Mylène Farmer, et bien que mes goûts aient un peu évolué, je garde de la tendresse pour ces artiste. Mon rêve a toujours été d’être dans la radio, et, de radios locales, en émissions de nuit, il est devenu ma réalité. Pour réussir, j’ai du apprendre à distinguer privé et professionnel, ce que j’aime et ce qui marche.

J’ai aussi compris que pour mes auditeurs, la liberté, le choix, la diversité, sont trop lourds à porter. A moi de les en délester.

D’ailleurs, n’y a-t-il déjà pas assez à faire avec le travail, les gosses, le foot à la télé, le ménage, la vaisselle, la respiration ?

Qui a le temps de s’intéresser à la musique ? N’est-elle pas le simple bruit de fond qui accompagne notre quotidien ? Le bruit vaguement brouillé émis par un transistor au fond d’un entrepôt ? L’accompagnement aux devoirs des collégiens qui ne comprennent pas ce qu’on leur demande ? Car à quoi bon être obligé de réfléchir quand plus tard il faudra obéir ?

Cette aliénation de la vie quotidienne, je la connais bien. J’anime une émission de dédicace appelée college radio. Tous les jours, de nouveaux collégiens m’appellent : inlassablement, sans se concerter, ils demandent les mêmes choses, qui correspondent à ce qu’on passe d’habitude. Leurs messages sont d’ailleurs tous plus ou moins les mêmes. Tous les six mois, on me fait passer une fiche de vocabulaire, car la langue, elle, ne cesse d’évoluer. Au fil des ans, on s’est mis à parler un peu plus de cul, mais toujours, cette préoccupation a été majeure pour mon public.

On peut trouver sinistre que tout le monde veuille écouter la même chose, se dise la même chose. Moi, je suis arrivé à la conclusion que tout le monde vit les mêmes choses, de la même façon, dans le même ordre. Tout est uniforme. Un nivellement par le plat. Ce n’est pas triste. S’éloigner des autres, c’est s’exposer au malheur, et personne ne veut prendre ce risque. Alors, si tout le monde est pareil, pourquoi y aurait-il des choix originaux ? Tout individu est remplaçable. Si vous changez de ville, vous n’aurez pas de mal à trouver quelqu’un qui ait les mêmes caractéristiques que votre meilleur ami. Peut-être même que la femme de vos rêves existe en différents modèles, à différents endroits.

Personne n’est irremplaçable, et surtout pas moi, et si parfois j’en ai un peu marre de tout le temps faire la même chose, de dire la même chose, de sourire bêtement dans ma cabine quand je parle, je sais que quelqu’un d’autre serait ravi de prendre ma place.

Des fois, des artistes viennent parler directement avec leur public. Ils ne sont ni meilleurs, ni pires qu’eux : un peu cyniques parfois, démagos toujours mais je ne les blâme pas. Déjà parce que je n’ai pas la carrure pour le faire. Ensuite parce qu’après tout, tu parles toujours bien à quelqu’un qui t’aime, même quand c’est une adolescente de treize ans. Ensuite parce qu’ils ont une certaine lucidité : ils savent bien au fond que leur musique est commerciale, que leurs fans, plus tard, sûrement, repenseront à eux avec un sourire condescendant. Mais c’est leur vie.

Je crois qu’ils sont sincères, que secrètement ils espèrent que les ringards, ce sont les autres. Ils aiment croire qu’ils ont le dernier mot sur leurs disques. Que le vocoder sur la voix est vraiment une bonne idée. Mais ils sentent bien la pression qui pèse sur eux, et ils ne savent pas toujours où ils en sont. Entre le manager, le producteur, l’environnement, les fans, parfois le dealer, il n’y a plus de place pour un choix vraiment radical.

Malgré tout cela, ou peut être à cause de cela, je crois vraiment qu’ils sont sincères. Même le chanteur du plus kitch des boys band est convaincu de ce qu’il fait, et croit, au moins quand il n’y réfléchit pas, que ce qu’il fait est bien. Sinon, il ne tiendrait pas.

Donc voilà qui je suis : une interface. Des ados normaux demandent des disques normaux, envoient des dédicaces normales à leurs potes normaux. Des fois les artistes leur parlent directement, pour échanger les banalités que tout le monde veut entendre. Parfois quelque chose de dissonant se dit, une pique lancée contre un autre artiste du même label, contre une danseuse partie faire carrière en solo, et là, je dois faire le show, tourner ça en rigolade, rassurer la personne visée. Je suis là pour assurer que tout soit normal.

Alors oui, je suis un peu le marchand de sable et fondamentalement j’endors les consciences avec ma merde auditive, mais le sommeil est confortable.

Lorsqu’on rêve, rien de mauvais ne peut vraiment arriver.

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