Où kon est ? > Rubrix > Free our librarians |
||
Mémoires d’un platane, épisode 13
Alcibiade, 10 mai. Manu Chao - Clandestino (live) De tous les mois, mai est un de mes préférés. Le retour du soleil, les mini-jupes. Plus personne ne veut rien faire et pourtant il le faut. Mais si on ne peut pas, comment fait-on ? Avec les moyens du bord, en tirant la langue. Les lycéens et étudiants ont un instinct pour le mois de mai. Ils sortent à peine de l’adolescence, sentent les pulsations politiques se mêler à leurs hormones. La chaleur monte. La fin des cours est proche. Les ennuis aussi. Faut passer le bac ou des partiels et pas aller à la plage. Certains révisent mais une chose est claire, bientôt rien n’aura d’importance. En mai, tout équilibre est précaire, toute parole mal interprétée. C’est le mois de la grève étudiante. Cette année, ça n’a pas manqué, le monde universitaire est dans la rue, et rien ne se passe. Un bras de fer entre l’état et la jeunesse, d’autant plus absurde que personne n’est au courant des blocages. Personne n’a pensé à inviter les journalistes, c’est trop bête. Il doit y avoir un dysfonctionnement quelque part, mais ce n’est pas à moi de dire où. Il faudrait vous expliquer la raison des grèves, la peur d’une université à deux vitesses, la grogne des enseignants-chercheurs déconsidérés, des personnels contractuels. Ces problèmes n’ont rien de nouveau, et ne changeront pas de sitôt. Personnellement toute cette histoire m’est bien indifférente pour deux bonnes raisons : premièrement je n’ai jamais eu le moindre problème financier, jamais eu à me soucier de l’université où aller et deuxièmement, je ne suis plus étudiant. Non, ce que j’aime, c’est la prévisibilité des manifestations. Le corps étudiant est un bateau de Thésée : ces parties changent continuellement mais sa volonté demeure. Donc grève, lutte finale, Rage against the machine joué à la guitare acoustique, par un jeune homme portant barbe mal entretenue, dreadlocks et kéfié. (C’est caricatural mais j’ai appris que la réalité était la caricature de la fiction). Surtout, des centaines de lycéennes et étudiantes en jupe courte et poing levé. Oui, tôt ou tard, avec le soleil viennent les manifs, et je suis prêt. Bien sûr, le top, ce sont les étudiantes en Licence 1, car au moins on est sûr qu’elles sont adultes. Seul problème, souvent l’innocence n’y est déjà plus. Personnellement, vous pouvez vous douter que j’ai perdu la mienne depuis un certain moment. Je n’ai pas de regret car cette belle qualité est pareille aux enfants : désirable chez les autres, pas chez moi. Je suis donc installé là, contre la barricade, à attendre que les CRS nous rafraîchissent à coup de lance à incendie. J’attends surtout le concours de t-shirt mouillé qui en découlera. La suggestion vaut parfois mieux que la réalisation, pour peu que cette dernière vienne régulièrement. J’ai donc mon drapeau, ma banderole, bien préparés. J’ai réfléchi à plein de slogans. « Le monde n’est pas une marchandise au rabais ». « Force de travail, pas travail forcé », etc. Finalement j’ai opté pour le très sobre « Tu nous prend pour des cons, démission ». Un petit tour vers d’autres pancartes (sur l’une d’elle il était marqué : « on en a plein le Fillon », ma foi très classe) me laisse penser que j’ai fait le bon choix. Avec mon djembe accroché derrière le dos, je suis prêt. NIN : Capital G Donc on défile et je suis devant, beau et bronzé. Je parle à qui mieux mieux du Chiapas, de Porto Allegre. Si je rencontre une jeune catholique j’enchaînerai sur les bidonvilles de Calcutta. Le pire, c’est que je suis vraiment allé là-bas faire des missions humanitaires. Déjà parce que la beauté féminine n’est pas liée à la richesse et que mon oeil expert (je dirige une agence de mannequin) sait voir derrière la sous-nutrition et les petites maladies de peau. Ensuite parce que je n’ai pas toujours été un salaud. Mon parcours est limpide. Enfant d’une famille riche et influente, j’ai vécu à 20 ans une crise de vocation. Il me fallait donner un sens à ma vie, justifier ma place sur cette terre. Je me suis donc engagé auprès des casques bleus, convaincu de pouvoir aider le monde à se soigner. Résultat : j’ai fait le tour du malheur en à peine plus de 80 jours. Dégoûté de tout et me sentant inutile, je me suis fixé dans une région du kosovo, où le soleil se levait chaud sur les charniers, avec la rage de reconstruire et d’agir pour le bien d’une humanité qui m’avait déjà bien déçue. Comprenez-moi bien, je vivais dans une zone en pleine convalescence, ce qui implique une grande pauvreté. Un jeune homme occidental, en forme, plutôt beau ne soyons pas modeste, avec un coeur gros comme ça, qui sait parler aux hommes et donner du plaisir aux femmes, voilà qui ne passe pas inaperçu. Très vite, ma réputation de séducteur a grandi dans cette région où les hommes étaient morts à la guerre, et il m’a fallu l’assumer. Inconsciemment, j’avais toujours été un dragueur. Dans cette situation extrême, coupé de tous mes amis, confronté à l’urgence de vivre, j’ai dû assumer ma véritable nature, et me la donner grave, si vous me passez l’expression. Comme je vous l’ai déjà dit, je viens d’une bonne famille. Une de celles qui sont suffisamment influentes pour que personne n’en connaisse le nom. Quand je suis rentré prendre quelques vacances, par envie de voir autre chose, j’ai montré des photos de mes amies autour de moi, y compris à des responsables d’associations humanitaires. Lors d’une soirée où l’alcool avait coulé à flot, à l’heure où les tabous s’effacent, un de ces proches me demanda si j’avais moyen de retrouver les jeunes filles sur les photos. Il m’expliqua que la compassion attirait décidément peu, et qu’il voulait passer à quelque chose de plus glamour : des jeunes filles pauvres mais belles et dignes. Il y avait de l’argent à se faire pour tout le monde. Alors j’ai agi. Retrouvé les filles. Me suis fait connaître. Etendu mes activités. J’ai commencé à représenter les jeunes filles du tiers-monde pour des ONG en mal d’images. J’ai arpenté le monde, et me suis donné bonne conscience en me disant que je les aidais financièrement, créant de la richesse pour leur pays. Une sorte de morale anglo-saxonne. Au bout d’un moment, je suis devenu un homme d’affaire comme les autres, avec un marché à défendre. J’ai définitivement basculé, n’ai vu les filles que comme une marchandise. Il était temps de prendre du recul. Je suis rentré en mon pays, riche, patron d’une agence prospère, ne draguant plus que pour le plaisir et par goût des belles femmes. Aujourd’hui quand je me présente, je ne parle presque jamais de mon travail, car ce n’est pas intéressant. Le mystère sur mes revenus est bien plus intéressant. Je vois les manifestations comme des terrains de chasse privilégiés. Le sentiment de participer à quelque chose de noble flatte mon égo passé. L’assurance de ne pas rentrer seul contente mon moi présent. Personne ici ne sait vraiment qui je suis : certains me prennent pour un étudiant en dernière année de quelque chose qui doit être passionnant, qui aurait bourlingué dans sa vie, et pour qui l’argent n’est pas tout, d’autres pensent que je suis un enseignant-chercheur qui aurait su garder son âme de rebelle. En tout cas, personne ne me regarde bizarrement, alors qu’en y réfléchissant un peu, je n’ai rien à faire ici. Un de plus dans la masse, pas de quoi s’inquiéter au fond. Expérience : traquer la fièvre, massacrer l’ennui Arrivé au bout du cortège, il me faut passer à l’action. Ce soir, j’ai envie de bruit et de passion, alors je choisis une jeune femme que j’ai vue déchaînée tout à l’heure dans la foule, avec un mégaphone et des slogans à crier. Son regard déterminé, ses seins qui dardent sous son débardeur prolétaire, toute une silhouette tournée vers la lutte, augurent du meilleur. Maintenant c’est la fin de la manifestation, elle discute avec des amis, et je me mêle à eux. Un jour de révolte, on parle plus facilement aux inconnus, et puis je présente bien. On m’a déjà vu avant, au moins on le pense. J’ai les paroles qui rassurent, et me voilà intégré au groupe. Il y a deux types avec elle, dont un barbichu qui prend la parole : « On a les gens dans la rue, et pourtant rien ne bouge, je comprends pas. Qu’est-ce qu’ils attendent au gouvernement ? » Ma passionaria prend la suite : « On est à bloc. Les facs sont bloquées. On risque notre année, et tout le monde s’en fout. » Un type un peu plus âgé ajoute : « tous les ans c’est pareil. Un ministre se lève avec une envie de réforme toute pourrie. Faut aller dans la rue pour sauver le coup, et les études en prennent un coup. Franchement à quoi ça sert ? Si on les fait reculer maintenant, ils reviendront quand on aura le dos tourné. Je veux bien manifester maintenant, mais quand les vacances arriveront, pas question d’être seul dans les rues avec mon panneau et mon air con. » Je m’immisce dans la conversation : « Et les médias ? J’ai pas vu beaucoup de caméras aujourd’hui ? » J’ai touché la corde sensible, ma révoltée enchaîne direct : « Tous des putains de vendus. Ah ça, pour nous filer du monsieur le Président à longueur de journée, pour faire peur aux petits vieux, y a du monde, mais pour filmer une vraie colère populaire, et aller dans le bon sens, pour une fois, pas celui du fric, pas celui du mensonge, là y a plus personne. Qu’est-ce qui faut qu’on fasse pour se faire remarquer ? Y a plus de cinquante facs bloquées et ça prend deux minutes en fin de journal, entre le foot et les chiens écrasés... Monde de merde, tiens. Qu’est-ce qui faut faire ? Manifester les seins à l’air ? Du cul, ça ça intéresserait les gens ? » Je suis tout à fait enthousiaste à cette dernière idée, mais je sens bien qu’il ne s’agit là que d’une petite provocation verbale. Tant pis. Le vénérable (il a tout au plus 25 ans, mais dans cette assemblée, cet âge est déjà des plus conséquents) réfléchit. Les autres le regardent, attendent son analyse : « Peut-être bien qu’avec les médias dans notre poche on irait plus loin. On a bien mis des vidéos sur le net, mais on reste un peu cantonné dans les volontaires : pour les voir, faut s’intéresser à la lutte, mais comment s’y intéresser si on est cantonné à une image de branleurs, puisque personne ne prend le temps de diffuser nos revendications à ceux qui ne savent pas ! Si seulement il y avait un espace de démocratie dans ce pays, où on pourrait toucher le plus de gens possible. Rien qu’un plateau de 20h ferait du bien. » Il continue à parler, mais je ne l’écoute déjà plus que d’une oreille. Mon plan se met en place et il n’est pas dur à deviner. D’un côté j’ai un ami qui relance son émission, veut être plus à l’écoute des jeunes. De l’autre, en face de moi, j’ai une jeune femme charmante, qui a besoin de s’exprimer, et ça tombe bien, car j’ai besoin de son corps, là, maintenant. « Vous avez pensé à l’émission de François sur La Radio N°1 ? L’émission de dédicaces. Il se passe des choses dessus ces derniers temps Bah, t’as pas l’air de comprendre. Si on lutte contre la commercialisation de l’enseignement, c’est pas pour passer sur une radio commerciale. Pourquoi il nous donnerait la parole d’abord. Son fond de commerce, c’est plutôt les ados qui se posent des questions sur leur petit zizou non ? Et puis pour faire quoi : dédicacer le dernier tube de r’n’b ? Vraiment si c’est pour dire ça, autant se taire. Il se trouve que c’est mon ami, et qu’il cherche à changer l’image de son émission. Les étudiants en colère peuvent représenter une cible d’audience intéressante et pour vous c’est l’occasion de faire parler de vous. » Ce que je disais avait l’air de vraiment choquer les deux mecs du groupe. Ils m’ont laissé là en maugréant, parlant d’organiser une Assemblée générale et des positions qu’il fallait y tenir. A ma grande joie, la fille était restée. « C’est vrai ce que tu dis pour François, tu le connais vraiment ? Oui, pourquoi tu demandes ça ? Juste que ça me rappelle des souvenirs : avec ma soeur on écoutait son émission. On a appelé plein de fois, mais on est jamais passé. Quand les parents ont vu la facture, on s’est faites engueuler. Après, on s’est jurées de plus l’écouter, même si en cachette on le faisait. On espérait toujours que quelqu’un de notre classe nous fasse une dédicace, même d’une chanson nulle, mais ce n’est jamais arrivé. Ce jour-là, j’ai compris que personne ne me donnerait la parole, qu’il fallait la prendre. A peine inscrite à la fac, j’ai adhéré à un syndicat étudiant. Mes amies m’appellent la grande gueule. Ben oui, je l’ouvre tout le temps, mais si je le fais pas, qui le fera ? Pas les autres en tout cas. Ceux qui se plaindraient si les réformes pourries étaient appliquées... » Oh les petites larmes de colère au bord des yeux ! Elle est naïve, touchante, et un brin hystérique. Exactement ce dont j’ai besoin ce soir. « C’est ironique non, ton idée ? Cette histoire de François, je vais la faire, je vais aller au micro et gueuler. Parce que c’est ce que je fais, qu’il le faut. Soulever les flammes de la passion dans les coeurs des jeunes. Ok, allons-y, allons allumer le brasier. Tu prends un verre avec moi. Je vais t’entraîner : pour faire passer le message, tu vas devoir être parfaite. Une seule prise, une seule occasion, des milliers d’oreilles : tu te sens capable. Bien sûr. J’ai pas froid aux yeux. » Je peux bien la croire. Est-elle dupe de mon manège ? Pense-t-elle vraiment que je m’intéresse à elle et à sa cause, et non à son petit derrière jeune et fougueux ? Ou est-ce qu’elle veut juste m’utiliser pour réaliser un rêve de gosse ? Peut-être je lui plais vraiment ? Ca n’a pas d’importance. Avec le temps, j’ai compris que les relations hommes-femmes sont basées sur un commerce de bon aloi, entre les désirs des uns et des autres. Je sais écouter, et subvenir. Cette soirée s’annonce bien : il fait chaud, je suis bien accompagné. Je me sens tellement vivant, heureux de mener cette vie qui n’a pas de sens.
|
||
|
||
|
Free our librarians
|