- Mémoires d’un platane, épisode 20
- Des hommes - Laurent Mauvignier - 2009
- Mémoires d’un platane, épisode 19
- Mémoires d’un platane, épisode 18
- Les années de Annie Ernaux
- Mémoires d’un platane, épisode 17
- Mémoires d’un platane, épisode 16
etc.

Autres piges de
Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie

- Le dahlia noir
- MI : III
- Les nouveaux dialogues des morts de Fontenelle
- Cette femme là
- L’escale du livre 2009, un salon intéressant
- Expérience : Hémisphère Gauche (2004)
- Mémoires d’un Platane, épisode 8
- TV on the Radio : Dear Science
etc.


O
ù kon est ?
> Rubrix > Free our librarians

Mémoires d’un platane, épisode 2

Par Benjamin S., Jeuniste du prix et de la mornographie , le lundi 11 février 2008.

Où l’on rencontre les amis de François, et où celui-ci a un coup de mou sans savoir pourquoi. Concernant la musique, les morceaux ne sont pas synchronisés avec un passage particulier, donc on peut laisser tourner le player sans souci.

10 Février 2007

François

free music

" Ca n’a pas l’air d’aller, François. T’as pas l’air de t’amuser ce soir.
-  Si, si, ça va, tranquille.
-  Tu peux faire croire ça à quelqu’un d’autre mais pas à moi. Tu fais semblant, tu t’amuses de façon routinière. Une fesse pincée par-ci par-là, pour que quelqu’un d’autre se prenne la baffe, mais c’est mécanique.
-  Certains couples n’ont pas démarré autrement, interrompt Alcibiade. Ninnog fait sa petite moue qui veut dire qu’elle est contrariée.
-  Merci de ton intervention. Mais là, j’en étais à dire que François fait semblant ce soir."

Ce qu’elle me dit m’étonne. Peut-on faire semblant de s’amuser ? Je réfléchis deux secondes et balance une connerie pour détendre l’atmosphère. Ninnog continue de me regarder avec l’air du psychanalyste qui sent son patient partir en fuite. Ses yeux gris-verts, si beaux, prennent un accent moral.

"Bon je commence un peu à te connaître, et je sais quand ça va pas. Alors arrête ton sourire d’animateur radio, qui je te signale n’a jamais servi à rien, car il n’y a pas d’images à la radio, et dis-nous c’que t’as sur le cœur. Oublie pas, on est tes amis, alors parle."

Je suis cerné. Je reconnais son rictus : sourire avec les dents qui pincent légèrement les lèvres, visage légèrement de travers. Ninnog fait ça quand elle est bourrée. Elle rentre en mode analytique. Ses yeux pétillent de champagne, et elle lutte pour rester la plus concentrée possible. Comme si l’alcool améliorait sa perception des sentiments des autres. Ou peut-être qu’elle déconne et qu’elle veut juste me faire chier. Mais cette histoire, c’est comme quand tu es adolescent et que tu joues à action ou vérité : derrière les banalités ou les fanfaronneries, il faut faire gaffe à pas dire la mauvaise chose, celle qui fait passer dans l’importance.

Moi aussi, je suis bien bourré. Je sais pas trop comment ça va finir, mais je voilà comment ça a commencé. On a tous les trois bu un certain nombre de coupes de champagne. Pas qu’on soit si riche que ça, encore que l’on ne se pose plus beaucoup de questions de ce côté, mais là, on est invité ! Grand hôtel parisien, chic, dorures, majordomes, presse française (un peu) mais surtout, programmateurs radios et de chaînes musicales, invités du label pour une release party (c’est quand un chanteur sort un nouveau disque, on est tellement content qu’on le fait écouter à tout le monde). Pour avoir du succès, faut montrer que tout va bien, qu’on a besoin de personne. Etre généreux avec les médias, pour s’attirer leurs faveurs. Généralement, ça fonctionne bien.

Moi, je suis là pour le boulot. En tant qu’animateur, je suis dans cette soirée où se croisent ceux qui ont du pouvoir, ceux qui aimeraient en avoir (starlettes, attachés de presse), et ceux qui en ont vraiment sans savoir qu’en faire. Ninnog est là parce que c’est une des vedettes du label, et parce qu’il faut donner l’impression qu’on est une grande famille, où tout le monde est ami, tout le monde se soutient. Alcibiade est là parce qu’on l’a amené. De toute façon, c’est un homme plein de ressources : s’il avait voulu venir sans nous, il se serait arrangé.

On est une bande de potes. On vit dans le luxe, il n’y a aucune conséquence à nos actes même si la raison de notre présence est un pur prétexte doublé d’un mauvais disque. Les jeunes femmes qui apportent les petits fours sont charmantes, le taux d’alcoolémie monte lentement mais sûrement. Est-ce que je m’ennuie, est-ce que je fais semblant ? Personnellement je ne crois pas.

" Je pense que tu t’ennuies ferme, diagnostiqua Ninnog, me sortant de ma rêverie.
-  Mais enfin, pas du tout. Tu m’as vu regarder ma montre ?
-  Je te parle pas de cet ennui. T’as jamais lu Heidegger ? ... T’es nul. (Elle me fait une petite moue de mépris. Putain, je déteste quand elle frime avec la philosophie. Tout ça parce qu’elle a lu du Hegel, et qu’elle en a compris quelque chose.) Bon j’t’explique : t’es à mi-chemin. T’es pas dans le creux de la vague, t’es pas non plus dans le vrai questionnement. T’es entre deux. T’es là, comme les vaches, tu regardes les trains passer, et c’est pas chiant, il se passe des trucs, mais ça te donne rien, et après t’es frustré.
-  Moi, frustré ? Tu devrais arrêter de lire cette propagande nazie..."

Regard furieux de Ninnog a mon égard. L’alcool me fait dire des conneries.

"Laisse-moi te dire pourquoi je te saoule comme ça. Je vais te dire comment je te vois. Quelqu’un d’assez sincère derrière un masque de con. Tu fais des blagues, tu amuses les femmes, tu les baises et après tu les jettes. Parce que c’est ce qu’elles cherchaient au fond. On peut pas toujours chercher le grand amour. En même temps, on sent que tu serais prêt à aller plus loin s’il y avait la matière... Comme si tu testais... Est-ce qu’elle va voir ce qui est derrière ma façade de connard de la radio ? Putain, je suis bourré, je raconte des conneries, mais peut-être c’est vrai. Bon, tu vois, ce soir, rien. T’as juste pas envie. Y a rien ici pour toi. Pas de filles nouvelles, mais des copies de copies, de copies. Et nous ? Est-ce que t’es bien avec nous ? Tu réponds, l’air ailleurs.
-  Désolé, c’est l’alcool, ça donne cet aspect fuyant, mais je suis là, t’inquiète. Et puis, je t’ai pas vu faire grand chose ce soir. Toi aussi, t’es fatiguée ?
-  Moi, c’est pas pareil, j’observe. Ici, c’est le miroir de notre société. Tout est jeu de pouvoir. (Elle dit ça sur un ton un peu grandiloquent. Elle est fin ronde, et en même temps, je crois qu’elle est sincère). Dans industrie du disque, faut jamais oublier la partie industrie. C’est très amusant. Tout le monde dit que c’est la crise, que le piratage nous tue, mais regarde, on est très bien , là. On a tout ce qu’il faut. Mais bon, c’est le marketing...
-  Mais si ça permet de vendre plus, tout en faisant du bien, pourquoi s’en priver ? remarque Alcibiade.
-  Sûr. Mais ça reste dommage que pour réussir, il faille corrompre. Les cadres des grosses maisons de disques peuvent corrompre les radios en négociant l’achat de pubs, corrompre les jeunes ingénues en leur promettant un contrat. Tout le monde sait que le talent ne suffit pas, qu’il faut coucher pour réussir.
-  Même toi ? demande Alcibiade, qui s’intéresse de plus en plus à la conversation
-  Comment crois-tu que je suis rentrée à la Star Ac ? Parfois, il faut se salir les mains... Mais coucher ça suffit pas, sinon ce serait trop facile. Faut le talent, et faut aller dans la bonne direction, ce que les gens veulent entendre. Il y a un rôle à jouer et moi ça me plaît, de ne pas être moi. Et j’aime regarder tous ces gens qui ne sont pas eux.
-  Et si la bonne direction, c’est chanter de la merde ? (je la taquine)
-  On le fait. Je suis pas comme ces chanteuse de télé-réalité, qui, pour peu qu’elles aient fait une ou deux chansons avec des musiciens "respectables", renient tout leur passé "honteux" de duos avec des has been en prime time devant des millions d’ados et de vieux. Je crache pas dans la soupe, moi. Pour que ça marche, je suis prête à me foutre à poil sur la pochette ! Voilà, je t’ai dit ce que moi je fais ici : mater les cons, et comprendre comment ils fonctionnent. Mais toi ?"

Moi, bonne question. Parce que je fais aussi partie du jeu.

" J’en sais rien. Je crois que j’ai pas envie d’y penser.
-  Mais tu dois. Soit tu es comme moi et tu acceptes tout ce cirque. C’est l’impression que tu me donnes.
-  Est-ce que je suis aussi cynique que toi ?
-  Sûrement, sinon, tu pourrais pas faire ton boulot.
-  Mais j’aime mon boulot. D’accord, ce n’est pas la musique que j’aime forcément, mais en même temps, mes auditeurs ont le temps de grandir, de mûrir, et ils écouteront autre chose après... Je les accompagne...
-  Ca te suffit ?
-  Qu’est-ce que je pourrais avoir de plus ?
-  Donc ça te suffit ?"

Je sais pas trop, si ça me suffit. Cet après-midi, quand je suis rentré, je me suis pas senti fier. J’ai un bel apart bien rangé. Quelques pièces de collection. Des amis dévoués. Je passe une bonne soirée. Je suis peut-être un peu mélancolique mais c’est l’alcool.

" Tu avais des rêves quand tu es arrivé sur Joie FM ?
-  Des rêves ? T’es folle. Je suis pas con quand même. Je savais où je mettais les pieds. Mais au bout d’un moment, y’en a marre de faire mumuse sur des radios associatives... En fait, c’est pas si simple. Disons que j’aimais beaucoup ce que je faisais, mais personne ne m’écoutait et mon frigo était vide. Maintenant j’ai vendu mon âme mais ça valait le coup. J’ai plus de soucis.
-  Alors tout va bien ?
-  Oui, tout va bien.
-  Bon alors, tu m’emmènes danser sur la piste ? Perso, je commence à me fais chier, fais quelque chose.
-  Ah bon, tout ça c’était pour ça. Toutes les belles phrases sur les dominés et les dominateurs, et la grande observatrice ! T’es vraiment bourrée ma pauvre ! Pourquoi t’as pas demandé plus tôt ?
-  Parce que les femmes sont ainsi... Toujours il faut interpréter, remarque Alcibiade. Si tu avais mieux regardé, tu aurais tout de suite su. Moi, j’ai tout de suite compris, mais j’ai pas envie de danser, et puis je voulais voir où elle allait t’emmener. Mais comme d’habitude, ça va nulle part. Sur ce, je vous laisse, je n’ai encore personne pour me raccompagner et quand il fait froid, je n’aime pas être seul dans mon lit."

Alcibiade part, et se dirige vers un groupe de jeunes filles. Je ne sais pas laquelle il a repéré car elles sont toutes charmantes. Certains séducteurs ont peur d’affronter les femmes quand elles sont entre elles, car elles forment un tout, et n’aiment pas être dérangées. Mais lui a le truc. C’est très impressionnant. Au début, on a l’impression qu’il va se faire jeter, et petit à petit, on voit que les regards changent, que les bouches se détendent et que les rires naissent. Les poitrines se soulèvent un peu, les robes deviennent plus légères. Il leur dit exactement ce qu’elles veulent entendre, avec un timing parfait, comme un miroir de leur pensée, comme un homme idéal. A la fin, il pourrait partir avec n’importe laquelle. Il est même déjà arrivé, quand il avait vraiment faim, qu’il reparte avec toutes. Quel homme !

Moi, je me dirige vers la piste de danse. Je suis ivre, et quand on est ivre et qu’on bouge, tout est flou. Le cerveau a du mal à tout gérer et au bout d’un moment, il abandonne. C’est pour ça qu’on boit. Parce que, l’espace d’un instant, on oublie tout, et on se concentre sur ce qui est important : la musique, le mouvement, la personne qui est avec toi. Tout est plus simple : plus besoin de savoir si ce qu’on vient de faire est ridicule, le bon goût n’est plus une valeur.

Par ailleurs, Ninnog, quand elle danse, est d’une gaieté fantastique. Elle vole, elle fait de petits sauts, se tourne dans tous les sens. En plus, la star ac’ lui aura au moins permis de gagner en souplesse, et en sens de la chorégraphie. Elle me fait des petits sourires, et si elle n’était pas mon amie... mais elle l’est.

On danse comme ça pendant une demi-heure, peut-être plus. Et c’est bizarre parce que même si c’était une blague, je peux pas m’empêcher de repenser à cette question : suis-je heureux ? Est-ce la vie que j’avais souhaité ? J’ai vraiment envie de dire oui, mais je sens bien qu’il manque quelque chose. Et à force de remuer au milieu de tous ces gens, on finit par comprendre que le mouvement n’est pas organisé, que personne ne se regarde, que tout le monde est que pour soi. D’un coup, je me sens fatigué.

Alors, je dois partir. Je fais ça bien. Je dis que j’ai un coup de mou. Que je bosse tôt demain pour préparer l’émission. Je dis pas que j’ai un coup de spleen, d’autant plus que je sais pas bien d’où ça vient. Juste manque d’une présence féminine dans mon lit, ou est-ce quelque chose de plus profond ? J’aimerais ne pas me poser la question. La réponse me viendra d’elle-même.

Il faut que je prenne l’air.

Répondre à cet article


Free our librarians